Un pays de l’Afrique centrale, souvent considéré comme la locomotive de la zone CEMAC, a été inscrit dans la liste grise de l’ICRG par la plénière du GAFI qui s’est tenue à Paris, à l’OCDE, du 21 au 23 Juin 2023.

Par un communiqué du 23 juin 2023, le Président du GAFI, M. Raja Kumar a annoncé l’inscription du Cameroun, du Vietnam et de la Croatie dans la liste grise du GAFI, à la suite des conclusions techniques de l’ICRG. Ces États viennent gonfler les rangs des pays et territoires non coopératifs qui comptent déjà comme pensionnaires, l’Albanie, la Jordanie, les îles caïmans et le Panama.

Le GAFI, qu’est-ce que c’est ?

Avec l’explosion de la criminalité organisée dans les années 1990, la question du blanchiment des capitaux s’est posée au monde avec une acuité sans précédent, même si sa prise de conscience a été à géométrie et géographie variables. En effet, tous les États dans le monde n’ont pas pris conscience au même moment de la réalité du phénomène tel et si bien qu’il est apprécié de façon multiple suivant le niveau de développement de l’État auquel il s’impose. Pendant qu’il est perçu par les pays développés comme un élément social décadent et invasif menaçant les grands équilibres économiques, il apparait pour la grande majorité des pays du Sud ou émergents comme un machin des pays riches, ou au pire comme une contrainte supplémentaire imposée par les tenants de la mondialisation pour mieux contrôler leur développement.

En réponse à ces préoccupations, le GAFI (Groupe d’Action Financière) a été créé par les pays du G7 lors du sommet de l’Arche de Paris en 1989. C’est un groupe d’action rassemblant des représentants des sept (7) États réputés être les plus grandes puissances du monde (Allemagne, Canada, États-Unis, France, Italie, Japon et Royaume-Uni) et qui vise à créer des normes “non-impératives”, qui sont en quelque sorte des lignes de conduite que les Gouvernements devraient suivre pour promouvoir la lutte contre le blanchiment de capitaux. Ces normes sont regroupées sous la forme de 40 Recommandations, complétées par 9 autres édictées à la suite des attentats du 11 septembre 2001qui ont frappé les États-Unis d’Amérique et qui traitent de la question du financement du terrorisme.

Le GAFI est devenu aujourd’hui un réseau mondial avec 206 membres et des organisations observatrices dont le Fonds monétaire international, les Nations-Unies, la Banque mondiale, Interpol et le Groupe Egmont des cellules de renseignement financier.

Le GAFI dispose d’un groupe de travail, l’ICRG (International Co-operation Review Group) ; qui est en quelque sorte son « bras armé », chargé de sanctionner les juridictions jugées défaillantes en matière de respect et de conformité à ses normes et recommandations.

Que veut dire être dans la liste grise du GAFI ?

Il s’agit d’un premier signal d’alerte, un drapeau rouge, une invitation pressante et urgente à mettre en œuvre toutes les recommandations pour lesquelles votre pays a été jugé défaillant lors de l’évaluation de son dispositif anti-blanchiment. C’est le premier niveau de gradation avant d’arriver à la liste noire ; et être dans cette liste noire signifie que l’on ne peut plus vous considérer comme digne de confiance. Vous devenez infréquentable. La conséquence la plus immédiatement tangible est que tout votre système financier est placé dans un processus de vigilance renforcée. Pour tout pays identifié comme présentant un risque élevé, le GAFI appellera tous les membres et exhorte toutes les juridictions à appliquer une diligence accrue et, dans les cas les plus graves, les pays sont appelés à appliquer des contre-mesures afin de protéger le système financier international des risques permanents de blanchiment de capitaux, de financement du terrorisme et de financement de la prolifération émanant du pays.

Ce qui entraine plusieurs conséquences négatives pour le pays listé, au premier rang desquelles l’installation systématique du de-risking ou la perte des conventions bancaires pour les banques commerciales. Ce qui se traduit au quotidien, par des interactions difficiles et défavorables du système bancaire de ce pays avec les places financières internationales : perte de nouvelles opportunités d’affaires avec les investisseurs étrangers, raidissement du marché financier (obligations, actions et changes), inaccessibilité aux taux préférentiels d’emprunt etc.

Les autorités financières du pays listé devront faire face au snobisme des investisseurs étrangers et ne pourront plus bénéficier des conditions préférentielles dans les négociations de financement de la dette publique.

Il peut également être observé un certain pessimisme sur le marché des assurances avec un taux de sinistralité à la hausse.

En ces temps de conjonctures économiques avec les incertitudes générées par la guerre en Ukraine et ses tendances globales, l’inscription dans la liste noire du GAFI constituerait un ticket d’entrée dans un cycle non vertueux pour un pays en voie de développement.

Mais attention, la liste grise n’est pas forcément moins contraignante que la liste noire ! C’est en quelque sorte le coma avant la mort. Les investisseurs les plus prudents, donc potentiellement les plus gros, considéreront l’alerte du GAFI comme un signe précurseur fort de la catastrophe à venir et chercheront systématiquement à se couvrir.

Que doit faire le Cameroun ?

Heureusement, le coma est réversible et ne conduit pas toujours au décès du patient. Il avait fallu cinq ans au Maroc pour sortir de cette zone grise d’observation, sous la menace de gradation qui est la liste noire. Cela a été le résultat d’un effort volontariste et constant du gouvernement dans l’élaboration et la mise en œuvre d’une stratégie nationale efficace ; entendons, mesures correctrices au niveau structurel, règlementaire, opérationnel en vue de renforcer leur dispositif national et le conformer aux Recommandations du GAFI. Ce qui signifie concrètement que le Maroc s’est attelé à corriger tous les points de non-conformité aux recommandations 40+9 du GAFI relevées dans son rapport d’évaluation mutuelle.

Est-ce un mauvais signal pour le Tchad ?

Oui, absolument ! Comme chacun sait, qui veut la paix, prépare la guerre. Même si, à bien des égards, le Cameroun n’est pas le Tchad, les deux pays partagent néanmoins un espace économique et monétaire commun, mais aussi et surtout, pour ce qui concerne notre sujet, une législation anti-blanchiment commune.

Il y a 23 ans, par une déclaration solennelle, le 14 décembre 2000, les Chefs d’État des pays membres de la CEMAC (Tchad, Cameroun, Guinée-équatoriale, Gabon, Congo et RCA) avaient décidé d’apporter une réponse commune à la question de la délinquance économique et financière. Et le premier instrument juridique, le Règlement N°01/03-CEMAC-UMAC, a été adopté le 04 Avril 2003 par le Comité ministériel de la CEMAC. Dans la foulée, le GABAC (Groupe d’action contre le blanchiment des capitaux en Afrique centrale) est créé. Avec la reconnaissance du GABAC comme organisme régional du type GAFI, la sous-région monte en grade et rejoint le réseau mondial du GAFI. Les rapports d’évaluation des États de la juridiction du GABAC sont directement examiné par les États membres du GAFI.

Que doit faire le Tchad ?

La prochaine plénière du GAFI se tiendra en octobre 2023 et le rapport de suivi-évaluation du Tchad sera examiné à cette occasion. Autant dire tout de suite que son pronostic pénal est d’ores-et-déjà défavorablement engagé. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, ce qui affecte le Cameroun affectera le Tchad, puisque les deux pays partagent, en plus d’une législation supranationale, un même espace économique et monétaire.

Pour conjurer la fatalité du sort, la vieille bonne maxime populaire : prévenir est toujours mieux que guérir. Le Tchad doit adopter une attitude proactive, en anticipant le risque d’utilisation abusive du système financier à des fins de blanchiment des capitaux et/ou du financement du terrorisme.

Ce que doit faire le Tchad de façon concrète ; et entre autres mesures, les autorités tchadiennes devraient mettre en place un Comité de coordination qui aura la charge d’élaborer et de mettre en œuvre une stratégie nationale de lutte contre les flux financiers illicites. Le paysage institutionnel de notre pays a beaucoup évolué ces dix (10) dernières années et compte un nombre assez important de structures en charge de lutter contre les pratiques criminelles à l’œuvre dans notre pays. C’est pourquoi, avant même d’optimiser leurs attributions, il leur faut une épine dorsale qui fédère, oriente et coordonne leurs actions de façon à les rendre plus efficientes, puisque jusqu’ici, elles ont agi de façon isolée et plutôt solitaire dans une espèce de concurrence stérile des services.

Plusieurs attitudes sont possibles pour ce Comité de coordination nationale, mais la plus recommandée est d’inscrire l’orientation de sa politique générale dans une approche par le risque, c’est-à-dire, fonder une stratégie basée sur l’évaluation sectorielle du risque de détournement de système financier à des fins criminelles, plutôt que de chercher à corriger ses imperfections constatées.

SOULEYMAN ABDELKERIM CHERIF 

Doctorant en Droit pénal spécial

Expert CEMAC – compliance LBC/FT