Des frères et amis ont écrit ou écrirons certainement sur les qualités humaines et le rôle social majeur qu’aura joué de son vivant Abdelkadre Mahamat BADAWI AOUDA dans le microcosme de la ville de N’Djamena. Il est indiscutable que la personne de Abdelkadre Mahamat, appelé affectueusement « Kader» , est singulière. Pour ma part, je n’en évoquerais ici qu’un pan.
Kader est un intellectuel des arts et de la culture. Il fait partie des personnes de sa génération qui ont été influencées par les courants politiques de la lutte pour les indépendances mais aussi par le mouvement de mai 68, tournant important pour une bonne partie de la jeunesse africaine de l’époque. Pour coller à cette facette de sa personne, Kader se cultive par la lecture manifestant un faible pour le mensuel « le Monde Diplomatique » et le journal sarcastique le « Canard Enchaîné ».
Kader à crée sans aucune formation académique dans les années 92 son atelier de menuiserie métallique et bois dénommé ‘’Alif’’, de la 1ère lettre de l’alphabet arabe. Il dessinait et fabriquait lui-même tout le mobilier de maison et de bureau pour le public de N’Djamena et d’ailleurs. La qualité de ses productions lui a attiré la sympathie d’une clientèle variée et satisfaite par ses meubles à travers leur commodité et leur expression artistique. Ses clients vantent la finition soignée de son travail et son goût pour les couleurs et les matériaux. Cependant, marqué par la modestie, il n’a jamais labélisé sa petite production industrielle et se limitait à photographier ses œuvres puis les rangeait soigneusement dans un répertoire de son ordinateur.
Au plan artistique, il est le précurseur au Tchad, à partir des années 90, du courant des arts plastiques à travers sa célèbre tablette en bois (le Loh) sur laquelle était calligraphiés des textes en écriture arabe d’une rare beauté; ses tablettes se retrouvent chez beaucoup d’amateurs d’art locaux ou expatriés ; d’autres ont voyagé à travers les 4 coins du monde parce que offertes par lui-même à ses amis étrangers.
Il s’est essayé durant une période à la peinture à l’huile sur toile et ses œuvres sont d’une qualité honorable. Mais ses obligations familiales et professionnelles ont eu raison du potentiel naturel enfoui en lui-même et ne lui ont pas permis de l’exprimer dans toute sa plénitude.
L’IFT (Institut Français au Tchad) est l’une des rares institutions nationales et internationales à avoir reconnu très tôt la valeur de cet artiste exceptionnel. Les qualités de Kader ont été largement sollicitées pour parrainer des séances de vernissage au profit de jeunes artistes tchadiens. Cet encadrement qu’il a assuré auprès de jeunes talents a permis de mettre le pied à l’étrier à bon nombre parmi lesquels certains ont gagné une notoriété internationale.
En outre, Kader est le père des œuvres majeures qui ornent différents ronds-points de la capitale notamment le cavalier à la sagaie sur sa monture de la place de la Grande Armée, les têtes de taureaux au rond-point du Trésor Public, expression d’une de nos richesses nationales et deux belles œuvres qui trônent dans la salle des guichets de deux banques de la place.
Il donne ici la preuve que les artistes tchadiens sont capables de créer des œuvres qui traversent le temps.
Kader a aussi un amour universel pour la musique. Chaque fois qu’il se rend en France, il prend beaucoup de temps à parcourir les rayons des magasins des arts et en particulier la Fnac dans la partie « Musiques du Monde ». Vous pouvez le surprendre en train d’écouter la Rumba Congolaise des années 60, des airs de l’Indien Ravi Shankar. Demain, il peut passer son temps à s’extasier sur la musique d’une jeune prodige violoncelliste écossaise ou se rappeler de sa tendre adolescence sur un air de Etta James ; parfois c’est Carlos Santana accompagné de John Lee Hooker sur un air de blues majestueux. D’autres fois, c’est Faïrouz à qui succède la voie langoureuse de Oumkalsoum. Et puis vous vous dites à quel type d’homme capable de telles pérégrinations musicales avez-vous à faire ?
Une autre force de Kader réside dans sa capacité à transcender les clivages ethniques, religieux, régionaux ou politiques.
Au plan politique, même si tout le gotha tchadien peut se retrouver dans le bureau de son atelier pour partager un café, ce n’est absolument pas sur son initiative ou sur la base d’un calcul quelconque pour lui-même. C’est de manière spontanée que ces regroupements se forment dans son bureau. Et jusqu’à sa mort, Il est resté fidèle à ses principes d’homme de gauche bien sanglé dans ses convictions.
Sans exagération aucune, Kader fait l’unanimité pour peu que vous évoquez son nom dans tous les milieux de N’Djamena. Aller chez Kader, c’est comme participer à une sorte de thérapie de groupe pour les jeunes retraités en déshérence que nous sommes. Kader en voyage et ses amis sont tristes parce que le principal point de chute de la journée est fermé. Kader est de retour et voilà que le nombre de véhicules alignés devant son atelier vous l’annonce. Assez régulièrement des inconnus déambulent devant l’atelier Alif parce qu’ils couvent l’espoir de croiser une main généreuse.
Il faut bien connaitre Kader pour savoir décrypter combien de situations cocasses se règlent dans le petit bureau de son atelier. Au total, c’est d’un homme de synthèse dont a besoin une société déchirée comme la nôtre pour transcender ses contradictions et ses différences par ces temps de tumulte et d’incertitudes où nos horizons sont bouchés.
En définitive et sans imposture ni prétention de ma part, je tenais à apporter ce témoigne et donc à partager avec vous ces quelques idées sur cet homme généreux à tout point de vue. Cela dit, je voudrai profiter des circonstances, certes tristes, pour lancer une pétition avec l’espoir que les responsables du Ministère de la Culture et la Commune de N’Djamena lui soient redevables en baptisant le musée national ou tout autre édifice public au nom de Abdelkadre Mahamat BADAWI AOUDA. Aux hommes valeureux, que la Patrie apprenne à leur être reconnaissante.
Ce faisant, nous allons apprendre à construire notre mémoire collective et ne pas oublier. Mais nous allons aussi léguer à notre jeunesse le potentiel de ses ainés qui lui apportera une inspiration afin de lui permettre de mieux se projeter dans le futur.
Adieu à toi cher frère et ami, reposes en paix.
N’Djamena, 31 décembre 2020
Abdel-Salam Chérif
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