Si l’ex-président tchadien, Hissène Habré, au sortir de la fameuse conférence de La Baule, tenue en 1990 en France, a assumé ouvertement son hostilité à la démocratie sous prétexte que les Tchadiens n’y étaient pas prêts, le président de la République actuel a voulu marquer sa prise de pouvoir en 1990 par une ouverture à la démocratie et l’instauration d’une liberté qui, à ses yeux, valait mieux que l’or et l’argent.
Trente longues années après, cette liberté reste inscrite dans le panthéon illusoire d’un discours qui peine à avoir une prise sur la réalité. Car, alors que le président Deby semble avoir réussi le pari de rendre le Tchad plus ou moins gouvernable, en luttant avec une certaine dose d’efficacité contre le cycle infernal de la prise de pouvoir par les armes, le gouvernement semble peu enthousiaste à traduire la promesse de liberté faite il y a trente ans, en une réalité qui permettrait aux Tchadiens de troquer définitivement la conquête du pouvoir par les armes pour la quête démocratique du suffrage populaire.
Peu enthousiaste est un bel euphémisme ! La vérité est que le gouvernement dépense beaucoup d’énergies pour museler certaines libertés fondamentales, pourtant garanties par la Constitution. Parmi ces libertés qui, selon la doctrine du Gouvernement, ne doivent en aucune façon avoir droit de cité, la liberté de manifestation semble être la cible principale. Au moins depuis 2015, les manifestations de l’opposition et de la société civile sont systématiquement interdites par les ministres de l’intérieur successifs. La tentative de manifester d’hier, 6 février 2021, n’a pas échappé à cette violation de la constitution. La poignée de Tchadiens qui a décidé de s’exprimer par une marche pacifique a été réprimée à coup de gaz lacrymogènes.
Cela est, si tant est qu’il faille le rappeler, une atteinte grave à une liberté fondamentale et une violation systématique de la constitution élaborée par le Gouvernement lui-même. Cette atteinte est d’autant plus inadmissible qu’on tente de la fonder sur des prétextes juridiques inopérants. En effet, la liberté de manifestation doit, selon nos lois, être protégée par les autorités qui en sont les premiers garants. Celles-ci ne doivent l’interdire qu’à condition que la manifestation constitue un risque avéré de trouble à l’ordre public et qu’elles n’ont pas les moyens de prévenir, de contenir cet éventuel trouble.
Il y a là deux conditions cumulatives : un risque de trouble à l’ordre public et une impossibilité d’y faire face. Dans les cas des manifestations prévues depuis 2015, les organisations ont toujours introduit, en avance, une demande d’autorisation. Ce qui permettait aux autorités de prendre toutes les dispositions nécessaires pour concilier la liberté de manifestation avec le respect de l’ordre public. Deuxio, rarement le risque de trouble à l’ordre public peut être soutenu, sachant que la vérité est qu’aucun parti de l’opposition comme aucune association de la société civile n’a la force de mobilisation nécessaire pour convaincre un nombre incontrôlable de manifestants (aucune manifestation prévue n’aurait atteint le millier de manifestants).
D’ailleurs, les organisateurs se tuaient à répéter que leur manifestation se veut être PACIFIQUE. Enfin, le gouvernement dispose des forces de l’ordre et de sécurité nécessaires pour encadrer les quelques manifestants et remédier à un éventuel trouble à l’ordre public. Soutenir qu’il n’a pas les moyens de remédier à un trouble à l’ordre public face à une poignée de manifestants pacifiques est un aveu de faiblesse et d’échec qui pousserait à s’interroger sur la capacité du gouvernement à assurer la moindre sécurité des biens et des personnes. Une police qui ne peut pas encadrer une aussi petite manifestation n’a aucune force ; et n’est surtout pas une force de l’ordre. C’est dire que toutes les interdictions de manifester sont fallacieuses, disproportionnées et, donc, inconstitutionnelles.
En plus de leur inconstitutionnalité, les interdictions systématiques de manifester relèvent d’une absurdité politique. En effet, sur le plan de la stratégie politique, le gouvernement a plus de raisons d’autoriser les manifestations que de les interdire. La première raison, c’est qu’à défaut d’œuvrer pour l’avènement d’une véritable démocratie, nos autorités devraient au moins avoir la pudeur de maquiller leur tendance à l’autoritarisme qui ne cesse de ternir l’image de notre pays à l’échelle internationale. La deuxième raison qui aurait pu les convaincre de mettre fin à leur doctrine anti-manifestation tient au fait que les laisser se tenir permettrait de donner tort à tous ceux qui s’obstinent à croire que le seul moyen de « s’opposer au régime » est la lutte armée. Après tant d’efforts et de sacrifices consentis par les Tchadiens, au premier chef desquels le Chef de l’Etat, pour y mettre un terme.
Par-dessus tout, interdire l’exercice d’une liberté aussi étroitement liée à la démocratie à moins de soixante jours des élections présidentielles qui se veulent démocratiques, est une aberration dont seul le gouvernement a les secrets. Comment justifier que l’on est encore dans une démocratie, si une manifestation de quelques centaines de personnes est interdite et durement réprimée au même moment que le président de la République rassemble des milliers de ses sympathisants à l’occasion d’une tournée plutôt bien réussie ? Le gouvernement ne peut-il même pas avoir la pudeur de « faire semblant », puisqu’il semble manquer d’intelligence politique ? Des manifestations qui, de toute évidence, auraient drainé peu de monde, auraient été une bonne occasion de mettre à nu l’incapacité de l’opposition à convaincre. Car, quoi que l’on puisse dire, les Tchadiens, peu politisés et souvent déçus par les hommes politiques qui, eux-mêmes brillent par leur incapacité à mobiliser, ne sont pas prêts d’envahir la rue. A priori, seul le gouvernement a, pour le moment, une telle force de mobilisation.
Dans d’autres pays qui ne sont pas mieux disposés que nous, comme notre voisin le Niger, les gouvernements combattent l’opposition sur le terrain politique, sans fausse peur ni paranoïa irrationnelle. Qu’attend le gouvernement pour combattre à la loyale l’opposition ? D’autant plus qu’il a tout pour relever haut la main ce défi ? Au lieu de cela, l’on s’est enfermé dans la paranoïa de l’interdiction systématique qui ne fait que profiter aux nouvelles figures de l’opposition, promptes à surjouer les victimes opprimées, les opposants tant craints. Pendant que les figures du MPS, pourtant seul parti bien implanté, avec des moyens colossaux et une capacité de mobilisation incontestable – quoi qu’on puisse y penser-, se la coulent douce.
Pourquoi le gouvernement s’acharne-t-il à interdire systématiquement les manifestations et à les bâillonner alors qu’il y perd plus qu’il n’y gagne ? Ce n’est certainement pas par incompétence. La raison d’une telle doctrine est à rechercher ailleurs : « il ne faut surtout pas laisser la culture de la rue, la tentation de manifester pour un oui ou pour un non s’emparer de la population. Il faut verrouiller la liberté de manifester et dissuader moindre tentative de jouir de cette liberté, afin qu’un jour, la situation ne devienne incontrôlable ». Voilà certainement ce qui trône dans la tête de nos illustres autorités. Combat perdu d’avance ! Car, s’il est vrai qu’autoriser les manifestations peut s’avérer risqué sur le long terme, les interdire systématiquement n’a que la vertu d’entretenir une révolte silencieuse qui, lorsqu’elle éclatera, surprendra. Et deviendra, de fait, incontrôlable.
D’ailleurs, a-t-on besoin de juger de la pertinence d’interdire ou d’autoriser les manifestations, selon des considérations politiques ? Manifester est une liberté constitutionnelle et, rien qu’à ce titre, doit être garantie par le gouvernement, quelles que puissent être les conséquences politiques ! Au MPS d’avoir le courage de descendre sur le terrain politique pour livrer bataille.
BRAHIM BECHIR MOURTALAH