Révoqué le 13 juin 2012 à la suite de l’affaire dite de phacochère et, alors qu’il remplit les conditions pour réintégrer son corps, il est tout fait pour le maintenir sanctionné en invoquant deux arguments d’une pertinence frivole. Analyse et retour sur les faits.      

De mars 2019 à aujourd’hui, plus d’une dizaine de correspondances ont été échangées entre le ministère de la Justice, la Primature et la Présidence après que Deukeunbé Emmanuel a demandé à réintégrer la magistrature.

Le 13 juin 2012, le Conseil supérieur de la magistrature révoquait ce magistrat, alors en fonction à la cour d’appel de Moundou, « pour violation de secret de délibération » (lire les faits plus bas). A sa demande de réhabilitation, introduite, d’abord, en 2019, sans suite, puis réintroduite en 2021, le secrétaire général de la Présidence, David Houdeingar Ngarimaden, qui a dit répercuter « les observations » du président du Conseil militaire de transition (PCMT), Mahamat Idriss Déby Itno, a opposé un refus poli. « Il m’a été instruit de vous relayer que la demande de réhabilitation de Monsieur Deukeunbé Emmanuel est mise en instance ». Le 4 octobre 2021, David Houdeingar Ngarimaden répondait ainsi négativement au Premier ministre, Pahimi Padacké Albert, qui avait écrit au PCMT, le 17 juillet 2021, pour plaider la réhabilitation de Deukeunbé Emmanuel.

Pour justifier « le refus » de le réhabiliter, le secrétaire général de la Présidence, dans sa lettre, a avancé deux raisons suivantes : 1°) « Faire prévaloir le pouvoir discrétionnaire (du président de la République, ndlr) vis-à-vis de la décision du Conseil supérieur de la magistrature du 19 septembre 2020 serait remettre en cause le verdict collégial de l’organe dont il en est le président » ; 2°) « Faire prévaloir le pouvoir discrétionnaire pour contourner les dispositions de l’article 6 de l’Ordonnance n°007/PR/2012 du 21 février 2012 portant statut de la magistrature au Tchad équivaudrait à aller à l’encontre de la loi dont il est le garant de l’exécution. »

Le PCMT, aussi le président du Conseil supérieur de la magistrature, n’est pas un juriste. On peut logiquement penser que ses instructions disant que la demande de réhabilitation de Deukeunbé Emmanuel soit « mise en instance » sont basées sur l’éclairage [juridique] que le secrétaire général de la Présidence lui a fourni. Celui-ci est habilité à vérifier la conformité [aux lois] des actes et documents soumis à la signature du président de la République. Pour autant, les deux arguments avancés pour « refuser » de réhabiliter Deukeunbé Emmanuel sont-ils fondés en droit ?  Analysons.

En premier lieu, le secrétaire général de la Présidence a soutenu que « faire prévaloir le pouvoir discrétionnaire vis-à-vis de la décision du Conseil supérieur de la magistrature du 19 septembre 2020 serait remettre en cause le verdict collégial de l’organe dont il [en] est le président » ;

Cet argument, une sorte de subterfuge juridique, n’est pas pertinent du moment où le Conseil supérieur de la magistrature n’a pas formellement rejeté la demande de réintégration de Deukeunbé Emmanuel. Il a dit la mettre en instance. Bien plus, loin « de remettre en cause le verdict collégial du Conseil supérieur de la magistrature », le propre du pouvoir discrétionnaire du président de la République, en tant que chef de l’administration (selon la Charte de transition), est qu’il échappe, à quelques exceptions que cette occurrence n’intègre pas, à l’emprise de la légalité. Son exercice tient compte des éléments de fait, appréciables suivant l’intérêt politique, économique ou social du moment. À titre de rappel, des magistrats, Hassan Moundou et Alraye, préalablement révoqués, ont déjà bénéficié de cette faveur présidentielle.

En second lieu, le secrétaire général de la Présidence écrit : « Faire prévaloir le pouvoir discrétionnaire pour contourner les dispositions de l’article 6 de l’Ordonnance n°007/PR/2012 du 21 février 2012 portant statut de la magistrature au Tchad équivaudrait à aller à l’encontre de la loi dont il est le garant de l’exécution. »

Cet argument manque aussi de pertinence. Au mieux, le secrétaire général de la Présidence a fait une interprétation lato sensu des dispositions de l’article 6 de l’Ordonnance n°007/PR/2012 du 21 février 2012 portant statut de la magistrature au Tchad. Au pire, il en a fait un usage intéressé, voire abusif. Car en réalité, cet article fixe les conditions de recrutement des nouveaux magistrats (à l’exemple de ceux qui ont récemment passé le concours d’entrée à la magistrature et qui ont été déclarés admis le 26 aout 2022). Et non de réhabilitation d’un magistrat ayant déjà exercé ses fonctions durant plusieurs années avant d’être révoqué. Selon les dispositions dudit article 6, « les magistrats sont recrutés parmi les candidats remplissant les conditions suivantes : a) être de nationalité tchadienne ; b) jouir de ses droits civiques ; c) être de bonne moralité ; d) avoir les aptitudes physiques exigées pour l’exercice de la profession ; e) être âgé de 26 ans au moins et de 40 ans au plus ; f) signer un engagement décennal ; g) être titulaire d’une maîtrise ou master 1 en droit et être diplômé de l’Ecole nationale de formation judiciaire ou d’une institution équivalente, option magistrature. »

Pour le droit et la vérité, c’est plutôt l’article 63 de l’Ordonnance n°007 /PR/2012 du 21 février 2012 portant statut de la magistrature au Tchad qui détermine les conditions de réhabilitation de tout magistrat sanctionné par le Conseil supérieur de la magistrature. Cet article dit : « Le magistrat frappé d’une sanction disciplinaire peut demander sa réhabilitation à l’expiration des délais ci-dessous indiqués sauf, si, entretemps, il a subi une autre sanction : a) un (1) an pour l’avertissement écrit ; b) deux (2) ans pour le blâme ; c) quatre (4) ans pour la suspension temporaire ; d) quatre (4) ans pour l’exclusion temporaire et l’interdiction de fonction ; e) six (6) ans pour l’abaissement d’échelon ou de grade ; f) six (6) pour la révocation. »

…une fière chandelle à Deukeunbé Emmanuel

Tout compte fait, le délai de six ans à l’expiration duquel tout magistrat révoqué peut introduire une demande de réhabilitation est atteint depuis 2018 pour ce qui est du cas de Deukeunbé Emmanuel. C’est donc après avoir rempli cette condition qu’il a demandé, en 2019, soit sept après sa révocation, à être réhabilité. Et, puisqu’à ce jour, il n’a fait l’objet d’aucune autre sanction, par conséquent, il répond à toutes les exigences de l’article 63 de l’Ordonnance n°007 précité pour être réhabilité.

D’ailleurs, la révocation de Deukeunbé Emmanuel n’a pas respecté les dispositions de l’Ordonnance n°007 /PR/2012 du 21 février 2012 portant statut de la magistrature au Tchad. Laquelle Ordonnance dispose en son article 62 que « toute décision infligeant une sanction disciplinaire doit être motivée ; elle est versée au dossier personnel de l’intéressé et doit lui être notifiée ». Parce que c’est le droit, la notification de la décision de sanction d’un magistrat lui est faite par voie d’huissier de justice ou, à défaut d’une telle précision par la loi, par tout moyen permettant d’établir sa réception effective par le destinataire. Mais force est de constater que, jusqu’à date, Deukeunbé Emmanuel n’a jamais reçu signification de la décision l’ayant révoqué, ni par voie d’huissier de justice, ni par n’importe quel autre moyen que ce soit. Tout bon juriste sait que l’inobservation de l’obligation de signification d’une telle décision a pour effet de la rendre nulle.

En cette période de transition, caractérisée par la recherche de la paix sociale, le PCMT est invité à reconsidérer sa position à l’égard de ce magistrat qui, par ailleurs, mérite d’être érigé en un modèle d’intégrité et de l’indépendance du pouvoir judiciaire. Egalement, de son côté, Gali Ngothé Gatta, celui par qui le mal est arrivé, vient d’être désigné pour présider le présidium du Dialogue national inclusif et souverain (DNIS), qui devra, dans quelques semaines, décider des fondements d’un Tchad plus juste. C’est le moment pour lui de devoir une fière chandelle à Deukeunbé Emmanuel en œuvrant pour sa réhabilitation, dix ans après les faits. « J’éprouve la joie de recouvrer la liberté, le plaisir de constater que tous les juges ne sont pas pourris », avait déclaré Gali Ngothé Gatta le lendemain de sa libération.

Retour sur les faits

Le 4 mars 2012, en séjour dans le Moyen Chari, sa région d’origine, Gali Ngothé Gatta faisait son entrée dans la ville de Sarh (chef-lieu de ladite région) lorsqu’une fouille orientée des agents de sécurité lui tombe dessus et retrouve des quartiers de phacochère dans sa voiture. Pris alors en flagrant délit (…) et privé de son immunité parlementaire, le député de l’opposition est arrêté et jeté en prison. Là, il sera jugé et condamné à un an de prison ferme et 200 000 francs d’amende pour « pour tentative de corruption, détention illégale d’arme et complicité de braconnage ».

L’affaire, qui implique l’un des opposants les plus farouches du régime du défunt Maréchal, est qualifiée de politique. Et fait couler encre et salive. Les proches du député et ses camarades de l’opposition y voit la main du Mouvement patriotique du salut (MPS), le parti au pouvoir. Certaines langues accusent Haroun Kabadi, alors président de l’Assemblée nationale et secrétaire général du MPS, d’en tirer les ficelles, lui qui ne supporterait pas que Gali Ngothé Gatta soit élu député dans la même circonscription que lui.

Deukeunbé Emmanuel se sacrifie… et sauve Gali Ngoté Gatta

Ensuite, de Sarh, Gali Ngoté Gatta est transféré à la prison de Moundou où il doit être jugé en appel. La prétendue main politique, qui tirerait les ficelles, est rendue visible à cause de la « désobéissance » de Deukeunbé Emmanuel, qui fait partie des juges appelés à le rejuger. Jusque-là inconnu des Tchadiens, celui-ci se retire de la composition avec fracas au moment de sceller le sort du député opposant. Il dénonce la « pression politique » exercée sur les juges de la cour, leur demandant de confirmer la condamnation de Gali Ngothé Gatta à une peine d’emprisonnement ferme. L’éventualité aurait été de le priver de ses droits civiques en le rendant inéligible à la prochaine députation et à la magistrature suprême.

Scandale juridico-politique. Parole d’un juge, l’opinion croit avoir la preuve que l’affaire Gali Ngothé Gatta, dite affaire de phacochère, est politisée. Au micro de VOA Afrique, le juge, devenu l’homme à sanctionner de la Chancellerie, dira les raisons de son retrait : « Je suis juge d’appel, juge du second degré, je ne rends pas une décision, ni sous promesse, ni sous menace. Ce sont les motifs qui m’ont amené à me retirer. Si le droit doit être dit, il faut que je le dise, mais autour de cette affaire, les gens ont beaucoup plus voulu faire prévaloir des considérations extra juridiques. J’ai fait l’objet de pression et des promesses que j’ai déclinées. J’ai dit à ces gens-là qu’ils n’ont qu’à continuer avec leur marché là devant. J’ai agi en mon âme et conscience… ». A l’époque le garde des Sceaux, Abdoulaye Sabre Fadoul, tout en dénonçant « le gout immodéré » du député du Moyen Chari pour la chair de phacochère, dément vigoureusement, sans être cru, l’immixtion du politique dans l’affaire et accuse le magistrat de violation du secret du délibération. 

Le couperet

Tel un couperet, la décision du Conseil supérieur de la magistrature n’aura pas tardé. Comme il fallait s’y attendre, si le courage de Deukeunbé Emmanuel a permis d’acquitter le député Gali Ngothé Gatta, qui a été relaxé par la cour d’appel de Moundou le 24 avril 2012 pour « faute de preuves », il lui a valu d’être traduit, à la demande du garde des Sceaux, devant l’instance disciplinaire de la magistrature qui, sans état d’âme, l’a révoqué le 13 juin 2021. C’est la sanction extrême.

François Ngueryan