INTERVIEW
De passage à Paris, la militante des droits de l’homme Jacqueline Moudeïna explique l’enjeu de la procédure visant l’ancien président tchadien Hissène Habré qui pourrait changer la donne en Afrique.
Avocate de formation, Jacqueline Moudeïna se bat depuis des années pour que l’ancien président du Tchad, Hissène Habré, âgé de 71 ans et qui fut au pouvoir de 1982 à 1990, soit traduit en justice pour des violations massives des droits de l’Homme commises sous son règne. En juillet dernier, après des années de blocage, l’ancien dirigeant a été interpellé au Sénégal, où il a trouvé refuge après sa chute, suite à une plainte déposée initialement en Belgique par des victimes présumées au titre de la compétence universelle. En vertu d’un accord passé en décembre 2012 entre le Sénégal et l’Union africaine, une «Chambre extraordinaire» a été créée au sein du système judiciaire sénégalais pour permettre à des juges nommés par l’UA de le juger. Entretien.
Comment avez-vous vécu l’interpellation d’Hissène Habré à Dakar en juillet dernier?
Comme un véritable tournant dans la bataille que nous menons depuis treize années. L’instruction se poursuit. Début décembre, les juges vont effectuer leur seconde commission rogatoire au Tchad. Le procès pourrait avoir lieu courant 2015. Si nous réussissons, si Hissène Habré est jugé de manière juste et équitable, cette affaire pourrait changer la donne en Afrique en matière de justice. Nous aurons alors atteint l’effet pédagogique que nous escomptons.

Comment expliquez-vous que, durant des années, les autorités du Sénégal ont protégé Hissène Habré?
Il a fallu effectivement attendre l’élection du nouveau président, Macky Sall, en mars 2012, pour débloquer la situation. N’oublions pas que l’ex-président est parti en exil après avoir vidé les caisses de l’Etat. A Dakar, il a beaucoup investi pour sa sécurité, et s’est attiré les bonnes grâces des chefs religieux. Il disposait notamment de soutiens importants au sein des deux principales confréries: les Mourides et les Tidianes. Par ailleurs, la procédure visant Hissène Habré n’a pas fait l’unanimité parmi les présidents africains… Mais dès son élection, le successeur d’Abdoulaye Wade, le président Macky Sall, a affiché une franche volonté d’avancer.

Certains observateurs plaident pour qu’une immunité à vie soit garantie aux dirigeants afin que, s’ils perdent les élections, ils ne cherchent pas à se maintenir coûte que coûte. Qu’en pensez-vous?
Dans la lutte contre l’impunité, il ne peut pas y avoir d’exception. Si on garantissait une telle immunité, tout notre travail en faveur des droits de l’homme mené depuis tant d’années équivaudrait à un coup d’épée dans l’eau. Quoi qu’il en soit, on n’a pas le droit de tuer ou de piller sans être inquiété. Personne ne doit avoir un droit de vie ou de mort sur son propre peuple. L’impunité se combat à tous les niveaux.

Vous sentez-vous soutenu par l’actuel président du Tchad, Idriss Déby Itno?
Il dit avoir lui-même souffert durant les années Habré, et avoir perdu des proches. Mais la situation n’est pas simple, car un certain nombre de personnes en poste sous l’ancien régime d’Hissène Habré sont encore aux commandes. Toutefois, je note que le président a dit qu’aucun crime ne devait rester impuni. La procédure contre Hissène Habré aura, nous en sommes persuadés, un effet pédagogique, elle contribuera à réconcilier les Tchadiens avec eux-mêmes. Il ne peut y avoir de réconciliation sans justice.

Quel regard portez-vous sur la Côte d’Ivoire où, à ce jour, les poursuites judiciaires concernant la crise post-électorale (2010-2011) ne visent que d’anciens responsables du régime de l’ex-président Laurent Gbagbo?
Le président ivoirien Alassane Ouattara a dit que personne ne serait à l’abri de poursuites. Tous ceux qui ont commis des crimes doivent être jugés. La justice est fondamentale car elle permet aux victimes d’avoir des explications, de regarder les bourreaux en face et de pardonner, de passer à autre chose. Mais c’est aussi une question de temps.

En Afrique, on entend de plus en plus de voix s’élever pour dénoncer la Cour pénale internationale (CPI), accusée de ne s’en prendre qu’à des responsables africains. Partagez-vous ces critiques?
Avant de s’en prendre aux grandes puissances qui, expliquent certains, seraient derrière la CPI, on ferait mieux de régler d’abord nos problèmes. Que je sache, l’élection de 2010 en Côte-d’Ivoire n’a pas été une grande fête ! Les poursuites devant la CPI n’existeraient pas si des exactions n’étaient pas commises en Afrique. C’est une réalité qu’il convient de rappeler à tous ceux qui s’en prennent à la CPI.

Source: Liberation