Victimes collatérales de la chute de Kaddafi, puis acteurs de l’intervention militaire au Mali, les présidents Issoufou et Déby Itno sont plus que jamais dans le collimateur des jihadistes.

Silence dans les rangs des officiels nigériens. On évite, désormais, d’accuser publiquement la Libye d’héberger les groupes terroristes de la région. Même en « off », la réserve est de mise. « Ce n’est pas le moment d’envenimer la situation. On veut calmer le jeu », explique un diplomate nigérien. Ces dernières semaines, ce proche du président Mahamadou Issoufou n’a cessé d’alerter sur la menace qui se constitue dans le sud de la Libye, une zone de non-droit décrite par de nombreux experts comme « le nouveau sanctuaire des jihadistes ». Mais depuis quelques jours, il fait profil bas. Le ton entre les deux voisins est monté trop haut, trop vite.

“Terrorisme : l’Afrique dans le rouge”

La première anicroche a eu lieu le 26 mai à Addis-Abeba, trois jours après le double attentat d’Arlit et d’Agadez (35 morts, dont une majorité de soldats et une dizaine de jihadistes) qui a été revendiqué, à quelques heures d’intervalle, par le Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest (Mujao) puis par Les Signataires par le sang, le groupe de l’Algérien Mokhtar Belmokhtar. Dans le huis clos des chefs d’État et de gouvernement du sommet de l’Union africaine, le ministre nigérien des Affaires étrangères, Mohamed Bazoum, a dénoncé l’incapacité de Tripoli à contrôler ses frontières méridionales.

Le lendemain, nouvelle passe d’armes. À Agadez, où il est venu constater l’extrême violence de l’attaque qui a été menée par les kamikazes contre une garnison de l’armée, Issoufou pointe une nouvelle fois du doigt la Libye, d’où, dit-il, seraient venus les assaillants. Ces attaques, accuse-t-il, confirment que « la Libye continue d’être une source de déstabilisation pour les pays du Sahel ». Rien de neuf : il le répète depuis la chute de Mouammar Kaddafi. Quelques heures plus tard, le Premier ministre libyen, Ali Zeidan, en visite à Bruxelles, contre-attaque. Rien ne prouve que les auteurs de ce double attentat venaient de Libye, se défend-il, avant d’assurer que son pays « n’est pas un foyer de terrorisme ».

Arsenal

Vaine défense. Personne ne doute, aujourd’hui, de la présence dans le Sud libyen d’un grand nombre de groupes jihadistes armés. « Il est difficile de dire qui s’y trouve, et où. Mais il est certain que des groupes s’y sont reconstitués », estime Mathieu Pellerin, chercheur associé à l’Institut français des relations internationales. Outre une bonne partie de l’arsenal que Kaddafi s’était constitué avant sa chute, et de nombreux camps d’entraînement qui ont servi de base pendant des années aux rebelles touaregs nigériens et maliens armés par le « Guide », on y croise des Soudanais, des Égyptiens, des Tunisiens, des Libyens évidemment, et certainement aussi des Algériens, des Nigériens, des Maliens… Depuis que les autorités algériennes ont bouclé leur frontière avec le Mali, quelques jours après le début de l’opération Serval lancée par la France, la Libye – via le nord du Niger et notamment la passe de Salvador, un passage obligé (mais extrêmement difficile à surveiller) qui se situe à la jonction des frontières nigérienne, algérienne et libyenne – est leur seul refuge.

“La poudrière libyenne”

Aqmi

Le plus dur est de franchir la passe. Pour ce faire, les jihadistes ont déjoué l’étroite surveillance aérienne menée dans la zone par les Algériens, les Nigériens, les Français et les Américains à l’aide d’avions de reconnaissance et de drones. « Ils forment de petits convois de un, deux ou trois pick-up pour ne pas être repérés. Certains se déplacent même à dos de chameau, confie le ministre nigérien de la Défense, Mahamadou Karidjo. Malgré tous nos efforts, nous ne pouvons pas faire grand-chose. Il est très difficile de surveiller un territoire aussi vaste et des frontières aussi poreuses. »
De fait, la présence en Libye des éléments d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi) ne fait plus guère de doute. Les liens de ce groupe avec les jihadistes libyens sont anciens. Deux des figures d’Aqmi, Abou Zeid (donné pour mort par le Tchad et la France) et Mokhtar Belmokhtar (dont la mort, annoncée par N’Djamena, reste à confirmer), avaient été aperçues dans la province du Fezzan en 2011. Belmokhtar s’y était même installé un temps, près d’Oubari, dans le Sud-Ouest, peut-être dans l’optique de s’y constituer une base de repli. Tous les observateurs remarquent que le double attentat d’Arlit et d’Agadez porte sa signature. « C’est le même procédé qu’à In Amenas », indique une source sécuritaire française. Revendiqué par Belmokhtar, l’assaut meurtrier du site gazier algérien, le 16 janvier, « aurait été totalement impossible sans une coordination étroite avec les cellules jihadistes libyennes », notait il y a quelques semaines un expert dans ces mêmes colonnes.

En revanche, la présence d’éléments du Mujao est moins certaine. Les services de renseignements occidentaux situent leurs points de chute au Niger, en Algérie, peut-être même au Tchad et au Soudan (sans compter ceux qui se terrent au Mali), mais pas en Libye. Les spécialistes rappellent en outre que les liens entre le Mujao et Aqmi sont ténus.

Sur place, si l’on en croit les informateurs des autorités nigériennes qui vivent dans cette zone – des Touaregs et des Toubous principalement -, c’est un paradis sur terre pour les troupes de l’internationale jihadiste. « Le Sud libyen est un territoire où règne l’anarchie, contrôlé par des milices touarègues, touboues et arabes », glisse une source sécuritaire nigérienne. Ces milices n’ont rien d’islamiste et ne voient pas d’un très bon oeil cette arrivée massive susceptible de faire capoter leurs trafics de cigarettes, de drogue et d’armes. Mais elles ne veulent pas d’une confrontation avec ces nouveaux venus redoutablement armés.

Les jihadistes, qui bénéficient de complicités jusqu’à Tripoli, y font donc ce qu’ils veulent. Ils s’y procurent des armes, pour la plupart issues de l’arsenal de l’armée kaddafiste, et réinvestissent les camps d’entraînement laissés à l’abandon depuis la chute du « Guide ».
Les services de renseignements nigériens situent le gros des troupes de cette nébuleuse dans les régions de Sebha et d’Oubari. Mais leur QG se trouverait bien plus au nord, au bord de la mer Méditerranée, dans la région de Benghazi. Rien de surprenant : les ramifications entre le Sud et la côte est, où l’on trouve de nombreux groupes jihadistes, sont connues.

Coopération

À Niamey, on est ainsi persuadé que le double attentat du 23 mai a été fomenté à Derna, l’ancienne capitale de la province de Cyrénaïque située à l’est de Benghazi, bien loin d’Arlit et d’Agadez. Une dizaine de jours avant l’offensive éclair, combattants de retour du Mali et jihadistes libyens s’y seraient réunis pour identifier les cibles à atteindre tant au Niger qu’au Tchad. Ordre aurait été donné d’attaquer les intérêts des deux pays les plus impliqués dans l’intervention armée au Mali, en partie responsables de leur débandade.
Au Niger, où l’enquête sur les attentats progresse dans le plus grand secret, voilà plusieurs mois que l’on tente de se rapprocher de Tripoli. Niamey souhaiterait notamment mettre en place des patrouilles mixtes avec la Libye, à l’instar de ce qui se fait depuis quelques mois au sud, avec le Nigeria. Mais il n’y a rien à faire. « On n’a pas de contacts. Il n’y a pas d’autorité en Libye », déplore un diplomate. Selon lui, le temps presse. « On savait qu’il y aurait un risque un jour. Mais on ne pensait pas qu’il se matérialiserait si vite. On n’imaginait pas que les jihadistes pourraient se reconstituer aussi rapidement. Et cela n’aurait jamais été possible s’ils n’avaient pu bénéficier d’un tel sanctuaire. »

Source: Jeuneafrique.com