Exclusif]Le premier jour, Oumar, réfugié de père camerounais et de mère nigériane croisé dans le camp de Dar Salam, près de la ville de Baga-Sola (Tchad), a fait état de son journal de bord. Le deuxième, ce pêcheur, devenu infirmier puis pharmacien, a confié à l’envoyé spécial de L’Express ses trois feuillets de notes recto-verso. Et le lendemain, il les a enrichis d’un plan manuscrit détaillant la cartographie du carnage de Baga (Nigeria), théâtre, le 3 janvier, des massacres les plus meurtriers commis par la secte djihadiste Boko Haram. Plusieurs centaines de civils assassinés à coup sûr ; peut-être 2000 selon Amnesty International. 

“Vous voyez comment nous égorgeons les incroyants”

“Avant que l’attaque du 3 janvier 2015 ne s’explose, les Boko Haram [désignés parfois par les initiales BH dans ce récit] ont égorgé 40 personnes au lac Tchad, sur la voie fluviale qui mène à Dabba Wanzam, sur le chemin qui passe à Kangallam et aussi à Gubuwa. Il y avait des femmes commerçantes qui venaient de N’Djamena acheter des sacs d’oignons au marché de Doro Baga dans ce convoi. Alors, les BH disaient à ces femmes : “Vous voyez comment nous égorgeons les incroyants, les gens qui n’ont pas de religion (…)” Après ça, ils demandaient tous ceux qui ont l’argent. Et ce jour-là, ils ont trouvé chez une commerçante deux millions de francs CFA [un peu plus de 3000 €]. Celle dont la fille, qui habitait N’Djamena, lui avait défendu de venir au Nigeria faire du commerce. Elle disait quand elle arriva à Doro avoir vu comment on égorgeait ses compagnons dans les pirogues à moteur.

Dans ce désordre, il y avait des amis intimes comme Bakar Cheou et Hamissou, qui sont nos conducteurs des pirogues à moteur, qui chargeaient nos poissons de la brousse là où nous pêchons jusqu’au bord de la rive. Après quelques semaines, ils attaquaient au même endroit. Ils égorgeaient aussi neuf personnes. Parmi eux, il y avait un grand commerçant qui achetait beaucoup de poissons, pour des millions de naïras [la monnaie nigériane]. Après ça aussi, ils ont tué les Civilian JTF [pour Joint Task Force, milice civile engagée au côté de l’armée] qui venaient veiller sur ce lieu où l’on égorgeait les passants.

Les militaires se sont cachés

Vers 4H00 du matin, les Boko Haram attaquent le village de Cross. On entendait le bruit des fusillades très loin, puis plus près. Ils ont fait deux groupes. Un est sorti vers le sud, l’autre directement sur la grande route qui mène à Melfo. Cette ville a une grande base militaire qui compte à peu près deux à trois mille hommes. Quand les BH sont passés devant cette base, [ls soldats] ont fait comme s’il n’y avait personne et se sont cachés dans les fosses qu’ils avaient creusées. Ceux qui sont passés à Meltri ont trouvé la petite base militaire qui s’est un peu défendue et a tué presque 200 BH. Mais les BH dépassèrent la force de l’armée de Meltri. Entre Meltri et Melfo, même pas 150 mètres, pourquoi ne pas aider ton frère militaire s’il ne s’agit pas de complicité du gouvernement et des chefs de l’armée ?

Tous les villageois [de Melfo et de Meltri] sont sortis en masse pour fuir à Baga qui est à 4 km de là. La route qui mène à Baga est toute couverte d’hommes, de femmes, d’enfants, tous couraient. Même les BH couraient parmi les gens en cachant leurs fusils sous leurs habits. Ceux qui n’avaient pas la force de courir pénétraient dans la brousse. Les femmes enceintes et celles qui portaient leur bébé, les vieilles et les vieux eux aussi cherchèrent à sauver leur vie. Il y avait ceux mordus par les serpents, et ceux piqué par les épines et qui se cassaient les jambes en tombant dans des fossés inconnus. Les autres cherchaient la voie qui mène à Maïduguri [capitale de l’Etat de Borno].

Arrivés à Baga, les BH ont combattu quelques minutes les hommes de la CBLT [allusion à la force conjointe de la Commission du Bassin du Lac Tchad, dont ne subsistait alors que le contingent nigérian, les détachements tchadien et nigérien s’étant retirés]. Ceux-ci ont jeté leurs fusils ou les ont donnés aux jeunes civils de la force traditionnelle JTF. Il y en a un qui a tué presque 40 BH avant de s’échapper.

“Le bruit des moteurs de voitures et des fusillades était assourdissant”

Les habitants de Melfo, Meltri, Baga, tous cherchent la ville de Doro. Une immense population. Le bruit des moteurs de voitures et des fusillades était assourdissant. Avant qu’ils arrivent, les gens de Doro sont montés dans les pirogues. Les autres, très éloignés de la rive, couraient vers les petits villages et les îles les plus proches. Mais il ne restait que peu de pirogues. A peine quelques minutes après, les BH sont arrivés et ils tiraient sur tout ce qu’ils voyaient. Le bord du lac est couvert de cadavres. Quand les autres s’échappent dans l’eau, ils les suivaient le long de la rive. Tout ceux qu’ils trouvent, ils tuent, à l’exception des femmes.

Il y avait un jeune qui s’appelle Dan Ladi, du quartier Kouata Mali, et qui a tué tous les garçons de son âge dans leur quartier, et celui qui a brûlé toutes les maisons dans ce quartier. Alors il disait aux femmes : “Sortez de la maison et prenez vos habits qui seront utiles pour vous ; je mettrai le feu dans toutes les cases”. Quand ils poursuivaient les gens au bord, tout le monde court dans l’eau. Les autres qui ne connaissent pas l’eau se noient et meurent et le froid de cette année aussi a tué beaucoup d’enfants de 0 à 6 ans, même ceux de 8 ans. Il y avait aussi une femme qui voulait mettre au monde un enfant. La tête du bébé et hors du vagin et la mère est morte. Voilà l’enfant qui pleure et personne ne peut aider ce nouveau-né. Si tu t’arrêtes, tu seras tué par les BH.

Le 4 janvier 2015, tôt le grand matin, ceux qui ont dormi dans les pirogues ou sur des îles reviennent au village pour avoir à manger puisqu’ils ont faim. Quand ils arrivent au bord de la rive, s’ils n’aperçoivent pas les BH, ils pénètrent dans le village. Mais ceux qui aperçoivent les BH feront demi-tour dans l’eau. Il y avait ceux qui sont couchés sur les arbres, accrochés aux branches. Il y avait les moustiques, le froid et la famine.

Les pirogues poussaient les cadavres décomposés pour passer

Il y avait des gens qui sont morts dans le lac. Les gens sont décomposés. Les voilà qui flottent sur l’eau. On les poussaient par les pirogues avant de passer. Les femmes fermaient les yeux et les narines à cause de l’odeur. Nous arrivâmes à Kangallam le 6 janvier 2015 vers 14H00. Quand nous descendons de la pirogue, nous avons vu les militaires [tchadiens] au bord de l’eau. Ils nous ont dit : “Prenez vos bagages et allez inscrire vos noms (…)”. Après avoir fait 5 jours là-bas, nous sommes rapatriés pour Dar Salam. Les autorités sont venues bien nous recevoir au bord du lac de Baga-Sola et nous ont mis dans des camions en direction du camp qui est fait pour les réfugiés.

Jusqu’à présent, il y a des gens qui restent dans Doro Baga par manque de pirogues. Ils sont vêtus par les habits des femmes, des niqabs ou des voiles, pour que les BH ne les tuent pas. Et ils pêchent dans les îles.

C’est Oumar Martin le Martiniquais au goût de la Martini.”

Interrogé samedi sur la signification de cette signature insolite, l’intéressé nous a livré l’explication suivante : “Le Martiniquais, c’était mon surnom quand je jouais avant-centre de l’équipe de foot d’Obala, en Division 2 camerounaise. Et puis j’aimais bien boire du Martini de temps en temps.” 
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