Pour commémorer la disparition du professeur Ibn Oumar Mahamat Saleh, l’artiste tchadien a écrit une chanson pour réclamer des réponses à ce sujet.

• Bonjour KKS, merci de nous accorder cette entrevue. Vous avez une actualité en ce moment car on commémore la disparition du professeur Ibni Oumar Mahamat Saleh et les événements des 2 et 3 février 2008, avez-vous voulu marquer le coup avec cette chanson « Un homme n’est pas une aiguille qu’on peut égarer dans dune botte de foin http://youtu.be/snJcLkXbtMk » ?

Merci à vous de me donner la parole ! En réalité, il se trouve que j’écris souvent à la présidence du Tchad ou à l’ambassade ici à Paris mais je ne reçois jamais de réponse. Il semble que les corps constitués qui gravitent autour du président ne lui transmettent pas les messages du peuple –peut-être parce qu’ils sont partisans et préservent leur gagne-pain. Alors, j’ai fait cette chanson pour poser la question directement au président Déby pour qu’il nous dise ce qu’il est advenu du Professeur Ibni. Comme beaucoup de Tchadiens et d’autres le font également. Sa famille, ses amis et le peuple ont besoin de savoir. Je n’ai exercé que mon devoir de porte-voix du peuple, de griot. On a l’impression que cette question est taboue. À mon avis, tant qu’on n’aura pas évacué cette affaire, elle nous pendra au nez. Qu’on sache ce qui s’est passé et que justice soit faite, cela apaisera les différentes parties. Le déni, l’attitude blessante qui entourent cette affaire ne font qu’exacerber les tensions. On aurait tous à y gagner en trouvant une issue courageuse. Ou alors, c’est un oubli que le régime de N’djamena veut décréter comme dans la pure tradition des dictatures qu’a vécues le Tchad : on tue d’abord et l’on organise l’oubli par la suite. Alors, cette chanson ravivera la mémoire d’Ibni, comme le prix qui porte son nom et qui honore sa mémoire (http://smf4.emath.fr/PrixIbni/ ) –dommage qu’aucun candidat tchadien ne postule à ce prix pour des études de mathématiques, par peur des réprésailles !

• Que réclamez-vous depuis sa disparition ?

Ce qui est demandé est simple, clair et précis : M le président, qu’avez-vous fait du Professeur Ibni ? Un homme, ce n’est pas comme une aiguille qu’on peut égarer dans une botte de foin !
Nous avons un devoir de mémoire c’est certain ; est-ce aussi une façon de décrier la lutte armée
Je ne vois pas comment la guerre s’arrêtera au Tchad de sitôt. Les conditions d’un dialogue constructif ne sont jamais réunies. La gestion politique se fait par une famille qui accapare tout, décide de tout ; elle est adoubée par un parti-Etat, qui n’a rien à envier à l’UNIR. On ne peut rien –voire on est rien- tant qu’on n’est pas du parti. La seule condition pour les autres de picorer les miettes que la famille régnante et son système laissent tomber est de se faire humilier. Et puisque la dignité humaine commande parfois de refuser la réification et la frustration, la guerre ou la rébellion reste malheureusement la seule issue. Depuis le temps que j’écris sans réponse, si j’avais pris des armes, peut-être qu’on m’aurait répondu. C’est triste –et stupide, mais c’est comme ça.

• La musique est un moyen de pression ?

D’une certaine façon, oui. En tout cas, elle a l’avantage d’être écoutée par tout le monde, y compris par ceux qui sont tapis sous les dorures de la république, quasi inaccessibles (chaque fois que le président Déby sort à N’djamena, on a l’impression que c’est une expédition punitive contre la population ; on ne peut pas l’approcher)

• Vous pensez que vous pourriez un jour avoir des nouvelles sur la disparition du Professeur Ibn Oumar, ça paraît compliqué non ?

Ce n’est pas compliqué. Il suffit que le président prenne son courage –et je pense que ça ne lui manque pas- de dire au peuple ce qui s’est réellement passé et le peuple comprendrait. Rappelez-vous que c’est Déby qui a permis la restitution des restes du président Tombalbaye à sa famille alors que les régimes précédents avaient usé du déni –le 2 avril 1994, le jour où on avait identifié les restes, il a plu à Faya, chose rare ! Cela a apaisé la famille, le pays et permis de faire le deuil. Nous sommes des Africains, c’est très important de faire une sépulture digne aux siens. Ça compte !

• Une disparition, c’est pire qu’une mort pour les proches ?

Il est extrêmement affligeant de vivre cette situation. Votre père, votre ami, votre mari, votre professeur ne donne pas de nouvelles et vous ne savez pas ce qui lui arrive. Vous devenez prisonniers de spectres et de représentations les plus sordides. Votre vie s’en trouve atrophiée.
• Vous êtes un artiste engagé, pensez-vous changer un jour de métier et faire de la politique ?
Faire la politique peut s’imposer parfois. Si tel en est le cas, pourquoi pas ?

• Que pensez-vous de l’opposition tchadienne ?

Je suppose qu’elle fait de son mieux, comme les autres oppositions. Je n’ai pas trop de contacts avec l’opposition, ni avec le pouvoir d’ailleurs, je l’ai mentionné ci-haut. Certains opposants me considèrent comme un partisan de Déby lorsque je prends position en cas d’actions louables –comme dernièrement je félicitais les autorités d’avoir pris des mesures pour accueillir nos frères rentrés en catastrophe de Centrafrique. Ce n’est pas évident non plus de faire de la politique dans l’opposition lorsque vous ne pouvez strictement rien proposer, rien dire dans un régime qui vous asphyxie pour obtenir votre ralliement –voire votre subordination servile- où c’est la même figure depuis 23 ans, qui se comporte de la même manière, et qui, en plus de tout ça, a le soutien de la France et se croit tout permis.

• Ne pensez-vous pas qu’il est temps que le paysage politique nous propose une alternative crédible ?

Il serait bien de leur poser la question. Il paraît que Déby prépare son fils pour lui succéder, comme dans une vraie démocratie tropicale, c’est peut-être cela la seule alternative, allez savoir !

• On a tendance à critiquer le pouvoir en place, mais les citoyens même ne sont pas si exemplaires que ça (corruption, paresse, assistanat…), ne pensez-vous pas qu’il faille surtout sensibiliser les tchadiens ?

Il ne faut pas croire que les Tchadiens sont des idiots. Ils s’adaptent, parce que l’exemple –ou le non-exemple- leur vient d’en haut. Pourquoi voudrez-vous que quelqu’un se donne de la peine quand, étant allé à l’école avec des « fils de », il se retrouve totalement sans horizon, sans avenir alors que les « fils de » ont tout –des V8, des villas, du fric- et le narguent ? Ces gens-là vont à la mosquée, à l’église et sont bénis par Allah/Dieu. Pourquoi voulez-vous que les gens se sentent un devoir moral quand ils voient un maire suspendu pour détournement de fonds publics et qui se retrouve deux jours plus tard nommé conseiller à la présidence ? Les Tchadiens n’ont jamais été aussi rongés par le désespoir et l’apathie comme c’est le cas actuellement –le fait est exacerbé par les ressources issues du pétrole, captées par une minorité au train de vie arrogant ; ce qui engendre l’inflation (avec l’augmentation continue des prix en rendant le coût des denrées hors de portée du citoyen de base). Il n’est que de constater des communiqués des communautés qui suivent la nomination du fils du village, de la région ? Les Tchadiens sont affamés, ils se débrouillent pour survivre.

• On a besoin des efforts de tout le monde pour bâtir un Tchad meilleur ; il est temps de proposer des choses. La musique peut y contribuer ?

Ne nous mentons pas ! Si la musique pouvait changer quelque chose dans nos pays africains, il y a longtemps que certains pays seraient déjà très développés ! La musique permet d’adoucir les aspérités de nos existences empesées, c’est une respiration. Ceux qui peuvent faire évoluer les choses, sont ceux qui sont dépositaires du pouvoir politique. En ce moment, il y a l’argent du pétrole qui est utilisé pour bâtir des infrastructures, mais on se pose des questions sur la plus-value économique de ces constructions à tout va ? Est-ce que construire des hôpitaux va faire donner des soins adéquats aux Tchadiens ? Est-ce que construire des écoles fait progresser le niveau de nos enfants ? La musique pourrait, dans un contexte africain de l’oralité, peut-être interroger les décideurs, comme l’avait fait feu Diego, qui posait la question. Dans ce sens, la musique peut mettre en exergue les raisons fondamentales du changement, mais elle-même ne changera pas grand-chose.

• Vous envisagez un retour au pays natal ?

Oui, d’ailleurs, je retourne souvent au Tchad. Je ne vis pas au Tchad, mais le Tchad vit en moi.

• Les journalistes emprisonnés sont libres aujourd’hui, êtes-vous content d’avoir contribué à cette libération grâce à votre grève de la faim ?

C’est la victoire de la raison. Vous voyez que la raison apaise les cœurs. On a la fâcheuse tendance de croire que casser la gueule à quelqu’un est l’unique manière de résoudre des difficultés. Ce qui est une insulte à l’intelligence et à Dieu qui nous a donné la parole. La grève de la faim y a peut-être contribué un peu. L’essentiel est qu’ils soient libres et profitent de leur famille, de leurs amis.

• Avez une citation, un personnage ou un livre qui vous inspire

« L’amour donne l’esprit aux femmes et le retire aux hommes » !
Je peux ajouter que l’amour seul fera de nous une nation, une vraie.

• Quels sont vos projets artistiques ?

Je fais la promotion de mon livre E414 –que j’ai fait envoyer au président Déby, mais toujours sans réponse de sa part jusqu’à aujourd’hui… Je prépare la sortie de mon premier film en tant que réalisateur (I-Titude http://youtu.be/QZCstWx5WFY) et je fais régulièrement du studio pour le quatrième album.

Propos receuilli pas SM