Chaque année et depuis des décennies, à la période caniculaire, les citoyens tchadiens revivent le sempiternelle remake de la blague de mauvais goût que nous fait la SNE (Société nationale de l’électricité). Hier vendredi 9 avril, le ministre du Pétrole et de l’Énergie Djerassem Le Bemadjel s’est fendu d’une sortie sur Facebook qui se veut rassurante et pleine de promesses.  

Sortie dans laquelle il affirme qu’il y a six ans, le problème de l’approvisionnement en électricité avait été réglé. Il y a six ans, en attendant pour l’instant ce n’est pas le cas. En fait, les capacités de production de la SNE sont toujours restées autour de 70 MW, malgré des investissements massifs annoncés par le gouvernement… tous les 2, 3, 4, 5 ans. A la suite de cela, nous avons demandé à notre chroniqueur Amine Idriss de nous apporter son éclairage sur l’épineuse question de l’énergie au Tchad.

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Le problème est institutionnel

La sortie du ministre prouve à suffisance que la question de l’énergie souffre d’un profond malaise institutionnel. Il y a un problème de cadrage : le ministre annonce que le PCMT fait du problème de l’accès à l’électricité une priorité absolue. Mais le budget 2022 ne semble pas de cet avis, même s’il y a certes des projets et des investissements dans le sens de l’amélioration de l’accès à l’énergie… Ensuite, les annonces faites par le Président de la Transition le jour du nouvel an ne mentionnaient pas la SNE, d’une part… d’autre part, les annonces faites par le ministre sont totalement en déphasage avec le PND en cours, qui met un accent particulier sur l’approvisionnement en énergie sur la base de sources renouvelables, etc. En réalité, cette sortie ministérielle, dictée par l’urgence et la grogne populaire, est faite sans aucune approche programmatique : elle vise juste à calmer les gens. Elle montre qu’il n’y a pas de solution sérieuse envisagée pour régler le problème.

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Sur l’état des lieux :

Le ministre affirme que les besoins de la ville de N’Djamena sont d’environ 120 MW. Il ne dit rien sur les besoins de Sarh, Abéché, Mao, Bongor, Moundou, et les besoins des communes rurales par exemple. Donc en parlant de 120 MW pour la ville de N’Djamena uniquement, et en évitant de parler des besoins pour l’ensemble du pays, il évite sciemment de poser le bon diagnostic en termes d’identification des besoins. D’autre part, les 120 MW évoqués, c’est juste la couverture des ménages qui ont actuellement accès à l’électricité. Ce qui est en réalité seulement un tiers des ménages de la commune urbaine de N’Djamena. Autrement dit, les besoins de N’Djamena s’élèvent à bien plus que 120 MW.  L’état des lieux, du moins en termes de besoins, n’est pas posé correctement.

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Sur le plan d’urgence

Le plan d’urgence décrit par le ministre couvre uniquement les besoins des ménages ayant accès à l’électricité en ce moment, c’est à dire les besoins du tiers des N’Djamenois. Il y a déjà un problème à ce niveau. Mais l’autre problème, plus fondamental, que nous dit le ministre en filigrane, est celui de la gestion de la SNE : le ministre utilise le terme PCMT 4 fois dans sa publication. Le PCMT est par exemple celui qui valide l’acquisition de trois citernes supplémentaires par jour pour alimenter les générateurs. Ceci doit nous interpeller : la SNE est une société anonyme, soumise au droit OHADA, et dotée d’un Conseil d’Administration ; c’est étonnant que ça soit le président de la République qui soit l’ordonnateur de ses dépenses de fonctionnement, ou encore, l’approbateur unique de son programme d’investissements. En approuvant directement une allocation supplémentaire de 3 citernes de carburant par jour, le PCMT envoie un très mauvais signal en matière de gestion publique. C’est au DG de la SNE, même pas au ministre, de prendre ce genre de décision ; au pire, et dans le cas où les montants engagés seraient au-dessus de ses prérogatives, le DG devrait en référer à son Conseil d’Administration. D’autre part, une question demeure : comment et sur quelles bases seront choisis les entreprises qui vont livrer ce carburant supplémentaire ? Quand le PCMT ordonne des dépenses, il les ordonne à partir du budget de l’État, donc c’est de l’argent public, et les règles des marchés publics doivent s’appliquer. En tout état de cause, il est important que le ministère et la SNE prennent leurs responsabilités, et que le PCMT ne soit pas impliqué dans la gestion quotidienne d’une entreprise publique. C’est anormal de l’y impliquer.

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Sur les projets d’investissements

Le ministre annonce que le PCMT a approuvé un programme d’urgence pour l’acquisition de générateurs sous conteneurs, capables de produire 30 MW. C’est une information intéressante à plus d’un titre. Une série de générateurs capables de produire 30 MW, c’est déjà une petite centrale thermique. Une installation d’une mini centrale, même sous conteneurs, requiert d’importants travaux de génie civil, de raccordements, de câblages, d’ajustements, etc. D’autre part, il va falloir assurer des ajustements et une harmonisation au niveau des systèmes de transmissions, de connections, etc. Tout un programme, difficile à réaliser en quelques semaines, si on veut effectuer un travail sérieux. Mais quelques questions importantes ici : pourquoi ce n’est pas le Conseil d’Administration de la SNE qui approuve cette acquisition ? Pourquoi c’est le PCMT ? Sur quelle base juridique ? A partir de quelles études de faisabilité ? Quel est le modèle de financement choisi ? Le ministre parle de fonds propres…mais n’indique pas la provenance de ces fonds propres. Sachant que l’acquisition, le transport, l’installation et le raccordement/les ajustements et la mise en service d’une centrale thermique d’une capacité de 30 MW ne coûtera pas moins de 50 milliards de CFA, il est naturel de s’interroger sur la source de ce financement, non prévu par le budget général de l’État en 2022.

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Ensuite, le ministre annonce la construction d’une centrale solaire de 50 MW dans les six mois à venir, toujours approuvée par le PCMT. Les mêmes interrogations ici aussi : pourquoi c’est le PCMT qui approuve ces acquisitions censées appartenir à une entreprise privée ? Sur quelles bases juridiques ? Avec quelles études de faisabilité ? Sur quel budget ? Comment sera géré le projet ? Comment se feront les procédures d’appels d’offres ? Autant de questions qui méritent des réponses claires et transparentes.

Pour finir…

La publication du ministre du pétrole et de l’énergie met à nu l’ensemble des problèmes auquel fait face la SNE. Problèmes institutionnels d’abord ; la SNE est une société anonyme, certes sous tutelle, mais elle est dotée d’un Conseil d’Administration et d’une direction générale exécutive. Or, la sortie du ministre montre clairement que cette direction générale et son CA sont de simples figurants. Problèmes d’appréciations des besoins réels du Tchad ensuite : le ministre parle uniquement des besoins immédiats des habitants de la ville de N’Djamena, mais oublie sciemment d’évoquer les besoins de l’ensemble du pays. Il y a donc un problème d’appréciation. Problèmes de planification des solutions : la sortie du ministre, avec toutes ses incohérences, montre que la SNE et le ministère de l’énergie ne maîtrisent pas leur sujet. Problèmes de transparence : le ministre fait des annonces, dont la réalisation exigerait plusieurs centaines de milliards de CFA ; mais il ne dit rien sur les sources de financements de ces promesses.  Plus inquiétant, il nous dit que le financement sera domestique, sur fonds propres. Or le budget 2022 n’a prévu aucun des investissements dont parle le ministre. D’où viendra cet argent ? D’autre part, le ministre n’indique absolument pas comment seront gérés les projets dont il parle, avec quelles procédures de marchés publics, etc. Enfin, et dernier problème : tout à la fin de son post, le ministre nous annonce que la SNE fera une transition vers une production énergétique à base de fioul lourd. Il s’agit ici d’une information capitale, qui est en contradiction avec les engagements internationaux du Tchad dans le cadre d’une transition énergétique vers le renouvelable. Il serait intéressant d’entendre la réaction du ministre de l’Environnement à cet effet.

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En conclusion, régler les problèmes d’électricité au Tchad, c’est d’abord régler le problème institutionnel de la relation entre la SNE et les plus hautes autorités de l’État. Celles-ci doivent cesser de s’impliquer dans la gestion quotidienne de la SNE. Le CA de la SNE doit jouer son rôle, nommer le DG et les DGA/DT, commander des études, les approuver, décider du budget, des investissements, et finalement tenir responsable la DG pour ses performances et ses manquements. Quand la politique se mêle de la gestion des entreprises publiques, celles-ci arrêtent de fonctionner, et se laissent gérer par la corruption, de bout en bout. Ce ne sont donc pas les annonces du ministre qui vont régler le problème de l’accès à l’électricité ; ce sera la décision que le PCMT prendra de rendre son indépendance totale à la SNE qui nous permettra d’entrevoir des débuts de solutions.