RELIGION – Les évêques du Tchad ont rendu public leur Message de Noël 2019 le vendredi 13 novembre 2019. Porté sur le thème « Le Tchad que nous voulons », le message de Noël 2019 est subdivisé en trois parties. En 22 points, les prélats tchadiens ont passé au peigne fin les questions liées à la politique, l’éducation, la Justice. Découvrez en intégralité le Message.
MESSAGE DE NOËL 2019 DE LA CONFÉRENCE ÉPISCOPALE DU TCHAD
« Il n’y aura plus de mal ni de corruption sur toute ma montagne sainte ; car la connaissance du Seigneur remplira le pays comme les eaux recouvrent le fond de la mer » (Is 11,9).
Chers frères et sœurs dans le Christ,
Hommes et femmes de bonne volonté !
1. Depuis longtemps, c’est une tradition pour nous, évêques du Tchad, d’écrire un Message à Noël, Fête de la Naissance de Jésus, Fils de Dieu, qui a pris chair pour devenir l’un de nous et nous accompagner sur la route vers Dieu. Nous publions ce message en tant que pasteurs de l’Église catholique dont les fidèles représentent une bonne proportion des croyants et aussi des citoyens de notre pays. Mais nous l’adressons aussi à tous les Tchadiens et Tchadiennes qu’il peut intéresser.
Ce nouveau message veut être encore une fois la voix des sans voix et apporter notre contribution pour construire le pays dans la justice et la paix. Nous constatons en effet que peu de voix s’élèvent pour dénoncer les vices éthiques et politiques qui semblent être désormais devenus la norme dans la société et pour la gouvernance et la gestion de notre pays. Pourtant, il y a urgence à réagir si nous voulons éviter de compromettre l’avenir du pays et même d’aggraver les violences qui ont surgi depuis un certain temps et menacent la paix sociale.
I – LE TCHAD QUE DIEU VEUT
2. « Homme, on t’a fait connaître ce qui est bon, ce que le Seigneur réclame de toi : rien d’autre que respecter le droit, aimer la fidélité et t’appliquer à marcher avec ton Dieu » (Mi 6,8).
Les religions apportent une contribution essentielle à la vie des personnes et de la société, sinon ce serait croire que nous n’avons pas besoin de Dieu. La foi en Dieu est seule capable de nous élever au-dessus de l’avidité, de l’esprit de domination et de la loi de la force au lieu de celle de l’amour, et de nous rassembler dans une communauté humaine ouverte et respectueuse des personnes.
Les religions ne doivent pas inciter au mépris de l’autre, à l’injustice, à la violence, au meurtre, et encore moins à la guerre car un croyant en Dieu créateur ne peut vouloir le mal d’aucune de ses créatures. Dieu veut la paix, le droit et la justice, le bien-être pour tous. N’est-ce pas cela que nous enseignent la Bible et le Coran quand nous allons à l’église, au temple, ou à la mosquée?
3. C’est aussi cela que veut le peuple tchadien :
« Le Tchad que nous voulons » ne consiste pas seulement en un éventuel « Programme National de Développement », c’est d’abord celui décrit dans la Constitution : « Nous peuple tchadien affirmons par la présente Constitution notre volonté de vivre ensemble dans le respect des diversités ethniques, religieuses, régionales et culturelles, de bâtir un État de droit, et une Nation unie fondée sur les libertés publiques et les droits fondamentaux de l’homme, la dignité de la personne humaine et le pluralisme politique, sur les valeurs africaines de solidarité et de fraternité » (Préambule).
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La Constitution est la loi fondamentale et elle s’impose à tous les citoyens, sans distinction et sans exception. C’est d’ailleurs ce qu’elle dit dans son article 14 : « L’État assure à tous l’égalité devant la loi sans distinction d’origine, de race, de sexe, de religion, d’opinion politique ou de position sociale ». On notera que l’État s’engage à respecter lui-même la Constitution mais se porte aussi garant de la faire respecter par tous. Il proclame qu’au Tchad tous ont des droits imprescriptibles : chaque homme, chaque femme, chaque enfant. De fait, le Tchad a signé les Chartes internationales des Droits humains. Encore faut-il que les responsables et les citoyens sachent distinguer où s’arrêtent leurs droits et où commencent leurs devoirs.
4. Les droits de l’homme sont fondés sur la notion que tous les hommes sont égaux et que personne n’est propriétaire de quelqu’un d’autre ni ne peut s’approprier d’un bien qui appartient à tous.
Au Tchad, comme dans plusieurs pays d’Afrique sub-saharienne, on parle « d’émergence » pour 2030. Mais il ne faudrait pas que ces propos sur l’émergence empêchent de faire tout de suite les réformes nécessaires en les reportant à plus tard. Pourtant il y a urgence car ce sont le bien-être des citoyens et la paix sociale qui sont en jeu.
II – CE QUE DIEU NE VEUT PAS
5. « Il en attendait le droit, et c’est l’injustice ; il en attendait la justice et il ne trouve que les cris des malheureux » (Is 5,7).
Tous nous connaissons ce qui ne va pas dans notre pays dans les domaines économique, social et politique. Même si une telle situation arrange ceux qui en profitent, est-il possible de continuer ainsi ? Pour se construire, une société a besoin de sérieuses bases matérielles, mais surtout humaines, intellectuelles et religieuses. Sinon elle court à l’échec. Déjà, les Organisations et Fondations internationales placent le Tchad parmi les tout derniers pays du monde, en ce qui concerne la gouvernance, la sécurité, le droit et la justice, le respect des droits humains, la prestation des biens et services, le développement économique durable.
6. Cela peut se justifier pour des pays en guerre ou sans ressources, mais est-ce compréhensible pour le Tchad qui jouit actuellement de stabilité ? Et qui, de plus, doit être considéré comme plein de ressources grâce à l’agriculture, l’élevage, la pêche, et les richesses naturelles, ce qui rend d’ailleurs les partenaires de plus en plus réticents à aider notre pays. On a sans doute trop compté sur le pétrole pour assurer le développement du pays. Si le pétrole a pu contribuer à un certain nombre de réalisations et à assurer une certaine prospérité sélective, il a aussi créé beaucoup de pauvreté et accentué la perte des valeurs morales et religieuses.
Quelle politique ?
7. Dans notre pays, la politique est souvent identifiée par la population au mensonge et à l’enrichissement illicite, alors qu’elle devrait être un moyen fondamental pour promouvoir la citoyenneté et les projets de l’homme.
Des efforts ont été faits pour arriver à une meilleure gouvernance : la création de ministères spécialisés, l’organisation d’États généraux dans de nombreux domaines (armées, justice, éducation, santé, agriculture…), la définition de politiques nationales, la promulgation de lois réprimant la corruption, le détournement de biens publics, le clientélisme… Aussi l’organisation de fora, par exemple le récent forum des jeunes.
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8. Mais si la politique n’est pas vécue comme un service à la population, dans le respect du droit, mais plutôt comme un moyen de domination et d’enrichissement par ceux qui l’exercent, elle devient un instrument de division et d’oppression.
Le droit est le contraire du non-droit. Combien de fois ne dit-on pas que notre pays, le Tchad, est devenu un État de non-droit ! Ou encore que les droits sont réservés à certains selon des critères qui n’ont rien à voir avec une bonne politique ou une bonne administration et qui vont clairement contre l’article 14 de la Constitution.
Où sont passées les valeurs républicaines et l’autorité de l’État sur l’ensemble du territoire national ? Ne sont-elles pas gravement menacées par la politisation à outrance de l’administration, de la justice, de l’éducation, de la santé, du développement ? Et pourtant la Constitution affirme clairement le pluralisme politique et l’indépendance légitime des institutions, en particulier de la justice.
Les menaces sur la justice
9. Le gouvernement a voulu organiser le système judiciaire du pays à travers la ratification des textes internationaux, la tenue des États généraux de la justice, la création d’un ministère en charge de la justice et des droits de l’homme. Il faut aussi souligner la récente note circulaire qui donne la priorité à la justice à la place de la diya.
Ce sont là de bonnes initiatives mais force est de constater de graves lacunes de l’appareil judiciaire : les résolutions des États généraux ne sont pas intégralement appliquées; des lois importantes n’ont pas de décrets d’application, ce qui laisse libre cours à l’arbitraire et à l’exploitation ; l’exécutif s’immisce dans les affaires judiciaires ; l’impunité et la corruption se généralisent.
Des droits sans devoirs ?
10. Peut-il exister une institution ou une entreprise où il n’y a que des droits et pas de devoirs ? Et pourtant n’est-ce pas la conception que beaucoup de nous avons quand nous sommes membres d’une institution ou d’un mouvement, pas seulement au plan économique mais même religieux ?
Un tel comportement n’est-il pas la cause de la mort de beaucoup d’organisations au niveau local, régional et national ? Pensons par exemple à tous ces crédits qu’on ne rembourse pas, aux fonds détournés dans les entreprises et l’administration, au manque de conscience professionnelle et de respect du bien commun, aux salaires sans travail correspondant…
Cela va même jusqu’à profiter du pouvoir pour se comporter en propriétaire et n’avoir de compte à rendre à personne, d’autant plus que souvent l’impunité et la complicité remplacent la loi. La terre et ses richesses nous sont confiées par Dieu pour en prendre soin et les gérer au bénéfice de tous. Nous n’avons le droit ni de la détruire ni de nous l’approprier indument.
11. L’exploitation illimitée des ressources naturelles et la destruction de la terre qui appartient à tous pour des fins de profit immédiat, sont devenues un problème international. Qui n’a pas entendu parler du réchauffement climatique ? Mais le problème existe aussi au niveau des pays où les riches s’emparent par exemple de la terre de façon illicite, pour leurs propres intérêts, laissant de nombreux paysans sans terre, et provoquant toutes sortes de maux et de violences : « L’amour de l’argent est la racine de tous les maux » (1 Tim 6,10).
Quelle éducation ?
12. Nous ne pouvons pas passer sous silence le sujet de l’éducation car c’est un droit fondamental pour tous, en particulier pour les enfants et les jeunes, et une priorité pour l’avenir. Un pays qui n’éduque pas ses fils et ses filles se condamne à la pauvreté perpétuelle. Le Tchad a fait des efforts au service de la jeunesse : il a ratifié la charte africaine de la jeunesse ; élaboré une politique nationale de la jeunesse et de l’emploi ; organisé le forum national de la jeunesse ; créé l’Office national de la jeunesse et des sports.
Mais qu’en est-il en réalité ? La baisse de niveau est une réalité qu’on répète continuellement mais pour laquelle personne ne semble vouloir chercher des solutions. Ceux qui ont les moyens préfèrent envoyer leurs jeunes étudier à l’étranger, ceux qui ne les ont pas ne font pas ce qu’ils pourraient faire même avec peu de moyens.
Des établissements ont été construits à grands frais, mais souvent sans respect des normes techniques à cause de l’incompétence et des détournements. Quant aux écoliers des villages ils sont sous la paille, sans tables, et sont assis par terre.
III – CHEMINS POUR CONSTRUIRE LE TCHAD
13. « Si le Seigneur ne bâtit la maison c’est en vain que travaillent les bâtisseurs. Si le Seigneur ne garde la ville, c’est en vain que veillent les gardes » (Ps 126,1).
Retrouver les valeurs religieuses
Certains peuvent être étonnés de ce titre car ils ne voient pas bien la place de la religion dans la politique. On croit que ce sont deux choses totalement différentes. C’est vrai que la religion ne doit pas se mêler de la politique pour diriger à sa place, comme veulent le faire les extrémistes, mais nous disons que nous ne pouvons pas être de vrais croyants si notre foi ou croyance n’influence pas notre pensée et notre comportement dans notre vie personnelle, notre vie sociale, et même politique.
14. Construire le Tchad que nous voulons ne peut pas se faire si nous sacrifions nos valeurs sociales, morales et religieuses, et si nous perdons de vue la nature même de la politique qui est « l’art de construire la cité » dans la paix et la justice, de respecter et promouvoir les droits humains fondamentaux et de veiller au respect du droit commun.
Il est indispensable de retrouver la vérité de la religion pour retrouver la vérité de la politique. C’est valable pour les communautés, mais aussi pour chacun de nous : n’avons-nous pas une conscience qui doit discerner le bien du mal ? Encore faut-il que la conscience des croyants soit formée, ce qui ne semble pas un souci majeur pour beaucoup de responsables religieux.
Bâtir un État de Droit
15. Le respect du Droit est fondamental pour construire un pays et assurer son avenir. Une situation de non-droit ne peut que créer l’anarchie, l’illégalité, les abus de pouvoir, la corruption, la frustration et la désespérance, et finalement la violence : conflits intercommunautaires, conflits éleveurs-agriculteurs, banditisme, exactions de toutes sortes. La possession d’armes de guerre par de nombreux civils crée une situation explosive.
« La bonne politique est au service de la paix ; elle respecte et promeut les droits humains fondamentaux, qui sont aussi des devoirs réciproques, afin qu’entre les générations présentes et celles à venir se tisse un lien de confiance et de reconnaissance » (Pape François, Journée mondiale de la Paix 2019).
Prendre au sérieux l’éducation
16. En ce qui concerne l’éducation, nous disons notre grande préoccupation sur la situation qui prévaut et dont on ne semble pas conscients, ni en haut lieu ni à la base. L’avenir est pourtant compromis, aussi bien pour le pays que pour les jeunes eux-mêmes, car nos enfants seront demain les chefs de famille et les responsables de la société. S’ils ne voient pas de projet pour l’avenir, les jeunes perdront toute confiance dans leurs aînés et leurs gouvernants ; ils perdront aussi toute confiance en eux-mêmes et toute raison de vivre. Par frustration et découragement, ils sombreront dans l’alcool et la drogue, ce qui est déjà le cas pour beaucoup.
17. Pour l’État, il est donc urgent de repenser le système éducatif et de promouvoir une formation intégrale des enfants et des jeunes, c’est-à-dire une formation qui doit viser aussi à lutter contre le chômage. On en parle depuis des années, mais peu est fait concrètement par manque de moyens, pourtant pour d’autres choses on trouve des moyens. Il est aussi indispensable de renforcer en quantité et qualité le personnel enseignant, d’améliorer et d’équiper les structures d’accueil.
18. Pour les parents, il faut qu’ils prennent au sérieux l’avenir de leurs enfants et assurent un meilleur appui parental au système éducatif et un suivi entre parents et éducateurs. On a l’impression que beaucoup de parents ont renoncé à leur rôle d’éducateurs de leurs propres enfants et comptent sur l’État, l’Église, ou d’autres intervenants pour s’engager à leur place. Pourtant les Associations de Parents d’Élèves (APE) doivent veiller à ce que les établissements scolaires fassent bien leur travail.
19. Quant aux enseignants leur tâche est vraiment capitale car ils sont les premiers responsables de l’enseignement. Ils ne sont pas seulement des enseignants mais des éducateurs et des maîtres dans tous les sens du mot, des modèles pour leurs élèves. Ils ont droit à leur salaire, mais les grèves sont-elles le seul moyen de pression ? Celles-ci en effet punissent leurs enfants et non pas l’État.
« Instaurer une culture du dialogue »
20. Ce titre est tiré de la Déclaration commune : « Document sur la fraternité humaine pour la paix mondiale et la coexistence commune », signée par l’Imam d’Al-Azhar al-Sharif et le Pape François le 4 février 2019 à Abou Dhabi. Il constitue « une étape importante dans l’histoire des relations entre christianisme et islam. » Par la prière commune de la Journée de la Cohabitation pacifique, le Tchad est souvent présenté par ses autorités comme un modèle de bonne entente entre chrétiens et musulmans. Mais la prière ne suffit pas et risque même d’être sujette à toutes sortes d’interprétations s’il n’y a pas dans la vie citoyenne, dans l’économie et la politique, un respect réciproque, un vrai dialogue et une vraie collaboration.
21. « Le dialogue, la compréhension, la diffusion de la culture de la tolérance, de l’acceptation de l’autre et de la coexistence entre les êtres humains contribueraient notablement à réduire de nombreux problèmes économiques, sociaux, politiques et environnementaux qui assaillent une grande partie du genre humain » (Déclaration commune).
Les auteurs du document demandent, en conclusion, qu’il serve comme moyen d’éducation pour « contribuer à créer de nouvelles générations qui portent le bien et la paix et défendent partout le droit des opprimés et des derniers. »
À vous frères et sœurs chrétiens
22. Ce message de Noël, bien que proposé à tous, s’adresse en particulier à vous car nous, chrétiens, avons un rôle particulier à jouer dans notre pays en plus d’être des citoyens à part entière. Ce rôle, nous pourrions le définir comme devant être des porteurs d’espérance. Nous constatons en effet que l’espérance est en train de mourir chez beaucoup de nos concitoyens et concitoyennes, même chez nous disciples de Jésus, homme d’espérance par excellence. Quel idéal de vie avons-nous ? quel projet d’avenir ? Le résultat c’est qu’on se laisse aller à mener une vie superficielle, à gaspiller nos forces et nos moyens, au lieu de nous consacrer à nos tâches familiales et professionnelles.
C’est vrai que les raisons de se décourager, et même de renoncer à nos responsabilités, ne manquent pas mais nous n’en avons pas le droit car ce sont nos familles et nos enfants qui en paieront le prix. Notre foi chrétienne et le soutien de notre communauté de croyants nous donnent une force qui nous aide à surmonter les difficultés extérieures, mais aussi nos égoïsmes. Jésus, notre Maître et Sauveur, dont nous fêtons la naissance, n’a pas renoncé à sa mission même si cela l’a conduit à la croix car après la croix il y a la résurrection.
« Frères, vous le savez, c’est le moment de sortir de votre sommeil… La nuit est bientôt finie, le jour est tout proche. Rejetons les œuvres des ténèbres, menons le combat de la lumière » (Rm 13,11-12).
Joyeux Noël et Bonne Année 2020 !
DJITANGAR GOETBE Edmond, archevêque de N’Djamena, président de la CET
Jean-Claude BOUCHARD, évêque de Pala
Miguel SEBASTIAN, évêque de Sarh
Rosario Pio RAMOLO, évêque de Goré
Joachim KOURALEYO TAROUNGA, évêque de Moundou
Henri COUDRAY, vicaire apostolique de Mongo
Martin WAINGUE BANI, évêque de Doba
Nicolas NADJI BAB, Administrateur diocésain de Laï.