Jamais l’ancien président tchadien Hissène Habré, en exil à Dakar, n’a paru si près de comparaître devant la justice. Une perspective qui sème la zizanie au Sénégal… jusqu’au sein du gouvernement ! Tour d’horizon des pour… et des contre.   Il y a la grande histoire. Celle d’un procès historique, qui verra peut-être, pour la première fois, un président africain répondre des crimes qui lui sont reprochés dans un autre pays africain. Désormais, même les plus sceptiques en conviennent, on se dirige tout droit vers un procès Hissène Habré. Le dernier obstacle a été levé le 19 décembre, quand les députés ont autorisé le président Macky Sall à ratifier l’accord qui avait été signé en août dernier entre le gouvernement sénégalais et l’Union africaine (UA). Cet accord prévoit la création de quatre chambres africaines extraordinaires dans les juridictions sénégalaises afin de juger l’ancien chef de l’État tchadien, 70 ans, réfugié à Dakar depuis vingt-deux ans.

Et puis il y a la petite histoire. Celle d’un gouvernement déchiré, dans le plus grand secret, par la volonté du président de mener ce chantier à son terme. Macky Sall n’a pas traîné. L’instruction devrait débuter au plus tard en février. « Sous l’impulsion du président sénégalais et de sa ministre de la Justice, le Sénégal a déjà fait bien plus en huit mois que le gouvernement d’Abdoulaye Wade en douze ans », s’est félicité Reed Brody, conseiller juridique auprès de l’ONG Human Rights Watch.

Il est vrai que, dès son élection en mars 2012, Sall a été très clair : c’est au Sénégal de juger Habré, et à personne d’autre. Pourtant, il le sait, en convoquant sur ses terres les fantômes de la dictature Habré (1982-1990), il prend le risque de libérer ceux que le vieux Tchadien a enfantés au Sénégal.

Durant deux décennies, Habré a pris soin de se constituer un bouclier médiatico-politique. Ses amis sont nombreux dans la presse, le monde des affaires et le milieu politique. La puissance de son réseau lui a permis à plusieurs reprises d’échapper à une extradition. Abdoulaye Wade n’était pas contre l’envoyer en Belgique, au Tchad ou n’importe où, du moment qu’il se débarrassait de ce colis encombrant laissé en héritage par le régime socialiste et qu’il n’appréciait guère. Mais il avait reculé face aux pressions de son entourage. Plusieurs de ses ministres, parmi lesquels le premier d’entre eux (Souleymane Ndéné Ndiaye, Premier ministre de 2009 à 2012) et le plus proche (Madické Niang, son dernier ministre des Affaires étrangères et son homme de confiance dans bien des dossiers), ont, un temps, été les avocats de Habré…

Intenable   Jusqu’à présent, Sall est resté droit dans ses bottes. Mais la situation, au sein du gouvernement, paraît intenable. D’un côté, une toute-puissante ministre de la Justice, Aminata Touré, résolue à mener ce chantier à terme parce que le président le lui a demandé, mais aussi parce qu’elle-même défend avec vigueur l’idée que « l’Afrique doit juger ses dirigeants ». Et elle n’est pas du genre à reculer. « Si le dossier Habré a avancé aussi vite, c’est grâce à sa détermination », confie l’un de ses collaborateurs. Femme de caractère et de principes élevée à la politique en fréquentant les milieux universitaires de gauche en France, celle qui fut la directrice de cabinet de Macky Sall à partir de 2010 est bercée d’idéaux humanistes.

De l’autre côté, un Premier ministre, Abdoul Mbaye, avec qui Aminata Touré a bien du mal à s’entendre, et un porte-parole du gouvernement, également ministre de la Bonne Gouvernance, Abdou Latif Coulibaly. Si ces deux hommes prennent soin de ne pas s’exprimer sur le procès qui s’annonce, c’est parce qu’ils ne le cautionnent pas. Certes, ils n’ont rien fait pour freiner l’ardeur de Macky Sall. « On ne s’oppose pas au président », explique l’un d’eux. Mais Coulibaly et Mbaye l’ont mauvaise.   Pour le premier, c’est une question de conviction. Pendant trente ans, l’ex-journaliste fut un pilier du groupe de presse Sud Communication, qui n’a jamais dissimulé son soutien à Habré au nom de « son combat contre l’impérialisme ». Le fondateur du groupe, Babacar Touré, boit régulièrement le thé avec le Tchadien. Coulibaly ne l’a pas vu si souvent, mais il s’est fait remarquer, avant son entrée au gouvernement, par plusieurs écrits le défendant. Pour lui, Habré reste « un combattant pour la libération de l’Afrique », « un héros » qui l’a rendu « fier d’être africain ».

Pas d’états d’âme   Dans un de ses articles passés, Coulibaly citait une dédicace écrite en 1993 par Kéba Mbaye à l’intention de Habré. « Au président Hissène Habré, toujours prêt à défendre la dignité de l’homme africain au besoin jusqu’au sacrifice de sa personne, en hommage. » Kéba Mbaye, décédé en 2007, était une sommité au Sénégal. Il fut président de la Cour suprême, juge à la Cour internationale de justice (CIJ) de La Haye, membre influent du Comité international olympique (CIO). C’était aussi le père d’Abdoul Mbaye.

Quand Habré a atterri au Sénégal, Kéba Mbaye a joué les bons offices pour régler un certain nombre de problèmes. Il admirait Habré. Son fils aussi. Aujourd’hui encore, Abdoul Mbaye évoque « un complot » contre cet « hypernationaliste qui a fait fonctionner son pays malgré l’adversité ». Il affirme toutefois ne pas avoir d’états d’âme à l’idée que son pays le juge, car cela relève d’une décision de la CIJ, une institution dont son père a été vice-président.

Mais ce qui lie le Premier ministre à Habré n’est pas qu’affectif. Quand Habré est arrivé au Sénégal, Mbaye dirigeait la Compagnie bancaire de l’Afrique occidentale (CBAO). À ce titre, il a eu à gérer une partie des fonds que Habré a emportés dans sa fuite (on parle de 15,2 millions d’euros). L’opposition crie au « blanchiment d’argent ». Lui s’en défend puisque à cette époque, rappelle-t-il, la loi n’interdisait pas ces pratiques. En outre, il avait reçu l’aval de la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) et des autorités sénégalaises.

Cela lui a valu une motion de censure déposée par l’opposition et balayée, le 26 décembre, par la majorité des députés. Mais ce n’était peut-être que le début des ennuis d’Abdoul Mbaye, car la justice pourrait un jour s’intéresser à cet argent qu’il a géré. En août, Aminata Touré affirmait qu’en cas de procès Habré « il faudra bien s’intéresser à son patrimoine ». « S’il est cité durant le procès et qu’il est encore Premier ministre, ce sera la honte pour le Sénégal », parie un cadre du Parti démocratique sénégalais (PDS, opposition). Et une belle épine dans le pied de Macky  Sall.

Source : Jeuneafrique.com