INTERVIEW. Voilà un médecin qui aura marqué la période de la pandémie au Tchad. Infectiologue et paludologue, récemment réquisitionné à l’hôpital de Farcha pour le traitement des patients atteints de la covid-19, Dr Djiddi Ali Sougoudi connu pour son franc parler, n’a pas sa langue dans la poche et n’a cure du politiquement correct. Il a répondu à nos questions avec clarté et sans ambages.

Vous êtes connu par votre franc-parler. N’est-il pas dangereux pour vous quand on sait que nous sommes dans un pays où  ceux qui font partie du système ne dénoncent pas ?

Nous sommes dans une République et les critiques sont faites pour la construction d’un idéal et d’une meilleure gouvernance. Certes, je peux courir le risque d’une animosité par certains incompris mais jusqu’à là je ne vois pas un danger pour mon franc-parler. Au contraire beaucoup de personnes qui n’échappent pas à certaines de mes critiques m’en encouragent tout en me conseillant d’être objectif et sans viser des personnes de façon individuelle et directe. Il nous revient alors de viser des pratiques néfastes sans situer maladroitement des responsabilités individuelles. Cependant, je vous avoue que j’ai été parfois persécuté dans ma profession ou contrarié dans ma quête de vérité et de probité morale dans l’exercice de l’art médical qui doit être dénué de tout profit tel que recommandé par le serment d’Hippocrate auquel nous sommes tous assujettis à l’entame de notre métier.  

Le Tchad a-t-il réellement la capacité  à faire face à une pandémie comme celle de la covid-19 ?

De façon générale et depuis toujours le système sanitaire tchadien est faible et n’est pas capable de faire face à des calamités sanitaires comme la Covid-19 ou de l’Ebola. Cette faiblesse vient des ressources du Tchad tant matérielles, en personnel que financières. Notre pays est tributaire des aides et des soutiens extérieurs et le comportement intérieur de corruption, de laxisme et de clientélisme ne concourt pas à une résilience du système sanitaire. Il nous faut d’abord un personnel bien qualifié et très bien payé avant de songer à investir dans les infrastructures qui, sans ce personnel qualitatif, restent des éléphants blancs où meurent des patients faute d’un meilleur diagnostic et d’une meilleure prise en charge de leurs pathologies. N’occultons pas que nous vivons dans une période permanente des maladies émergentes qui constituent une menace pour l’humanité et nous devons nous en préparer en conséquence comme les autres pays du monde.

Dr Djidi Ali Sougoudi avec masque, bibliothèque de la HGRN

Quelles sont les anomalies que vous avez constatées jusqu’ici dans la gestion de la pandémie ?

Je vous avoue qu’il y a eu beaucoup de discours et des réunions que de vraies actions de riposte. Pouvoir mobiliser des ressources et mettre en branle la machine de riposte contre la Covid-19 a été un vrai challenge avec ce corollaire d’impréparation parfois toujours d’actualité dans certains pans de cette lutte. Par exemple, jusqu’à là tout le pays entier dépend d’un seul laboratoire donné en don par l’Allemagne mais tout le reste du système sanitaire du Tchad n’est pas capable de répondre à la pressante demande en dépistage. Cela veut dire que le ministère de la Santé n’a pas travaillé ni n’a su se préparer depuis des décennies en terme de laboratoire et des techniciens chevronnés capables de ‘’techniquer’’ sur des machines. Le département s’est retrouvé au dépourvu et face à son propre échec.

Visiblement l’apparition du coronavirus a révélé la faiblesse de notre système de santé et même de notre système de gouvernance. Qu’en dites vous?

Exactement et même bien avant la Covid-19! En 2015 avec la flambée de l’Ebola en Afrique de l’Ouest, j’ai déjà constaté l’amateurisme de notre système de santé et certains décideurs ne se rendent pas compte de leur morgue devant la gravité des situations de sinistre sanitaire. Comment peut s’améliorer un système de santé qui investit des sommes colossales dans les évacuations sanitaires au lieu de renforcer le système local? Comment croire à la volonté de mieux faire les choses par nos décideurs qui se soignent et soignent leurs familles à l’étranger? Là se trouve le paradoxe! Les hautes autorités du pays doivent être visionnaires et doivent renforcer le système de santé de leur pays comme il a été matérialisé la construction de l’hôpital de la Renaissance qui a apporté une véritable expertise dans le diagnostic et la prise en charge du coronavirus mais aussi dans d’autres pathologies assez compliquées. J’y ai travaillé et cet hôpital mérite d’avoir d’autres clones dans tout le pays.

Vous connaissez certainement les conditions dans lesquelles travaille le personnel soignant. Qu’est ce qui leur manque actuellement ?

Le personnel soignant du Tchad est clochardisé et manque souvent les ressources de sa propre existence. Ce qui fait que tous les échelons du système sanitaire sont corrompus et vivent de la concussion, de la fraude et de l’arnaque. Ce personnel manque de logements, des ressources pour la scolarisation des progénitures ainsi que les moyens de transport d’où la précarité sus-citée! En parcourant le livre «Ma pratique médicale au Tchad de 1926 à 1928 » du médecin colonial Jean Malval, j’ai eu ce ressentiment que le système actuel est moins performant que celui d’il y a 100 ans. Mon grand-père maternel était infirmier indigène dès 1936 et gagnait un salaire de 35 francs de l’époque mais il assurait tous ses besoins avec tout le respect dû à un soignant. Aujourd’hui, moi, son petit-fils, médecin spécialiste, je n’ai pas parfois les ressources nécessaires pour mon rang et pour mon grade. Il faut reconnaître qu’il faut mettre les soignants à l’abri des besoins élémentaires pour voir émerger un bon système de santé. Nombre de mes confrères spécialistes désertent aujourd’hui les hôpitaux publics pour les cliniques privées où les patients sont rançonnés et sans un contrôle strict de l’autorité sanitaire régulatrice. Il nous faut revoir de fond en comble notre système de santé et mettre les soignants au cœur du système qu’il faut dépolitiser et le rendre compétitif.

Dr Djidi Ali Sougoudi avec Al-mardi Charfadine, bibliothèque de la HGRN

Le nombre de contamination et de guérison donné par le ministère de la santé est-il fiable ?

Je vous ai dit plus haut que la capacité de dépistage est très faible et donc les données brandies sont juste une parcelle. Les dépistages se font à distance des prélèvements avec des délais de plusieurs jours. Ce qui est déjà une anomalie. Certains prélèvements sont dénaturés et de nombreux patients n’entrent pas en possession de leurs résultats à cause de cette lenteur liée à la capacité de dépistage. Et de façon générale le ministère de la Santé publique ne maîtrise pas les données sanitaires aussi pour la Covid-19 que pour toutes les autres maladies courantes et davantage mortelles. Pour preuve, le Tchad n’arrive pas à implémenter le logiciel DHIS2 de recueil de données sanitaires depuis 10 ans alors que d’autres pays de la sous-région l’utilisent avec efficacité.

N’est-il pas temps de laisser les Tchadiens vaquer à leurs occupations en respectant les mesures, le port des masques, et tout en apprenant à vivre avec la pandémie ?

Non, ce sera une erreur grave de lâcher la bride en ce moment. Il faut encore garder les mesures restrictives, quoique difficiles pour la population, tout en renforçant les moyens de surveillance, de dépistage et de recherche de traitement efficace. La maladie ne cesse de se répandre sournoisement et il faut se préparer à toute catastrophe sanitaire comme celle de l’Amérique latine où les morts se ramassent par ‘’Caterpillar’’ et inhumés dans des fosses communes. Le pire peut être à venir et donc à prévenir.

Dr Djidi Ali Sougoudi, bibliothèque de la HGRN

Quelle est la principale  leçon à tirer de cette crise en cours au niveau du Tchad?

La principale leçon est que notre système de santé est très faible et il faut mettre les moyens pour le ressusciter et se préparer pour l’avenir. Avec cette pandémie, on a tous compris qu’il ne faut pas miser sur les évacuations sanitaires à l’étranger pour sauver des vies. Il faut compter sur le système sanitaire local qu’il faut renforcer sans cesse.

Quelles propositions faites-vous au gouvernement pour lutter efficacement contre la pandémie ?

Je demande au gouvernement de chercher un appui de la Chine, du Cuba et d’autres pays pour endiguer la pandémie tout en renforçant notre système de santé national par des formations de masse et en mobilisant au moins 15% du budget national pour la santé. Il faut instaurer un contrôle de compétence dans les soins et une redevabilité dans la gestion des ressources allouées qui sont souvent détournées. Il faut aussi réglementer les privées qui sèment un véritable désordre mercantiliste dans le système sanitaire. Les privées doivent concourir au renforcement du système sanitaire public et non le spolier comme se fait de nos jours. En effet les mêmes médecins du public hameçonnent le système public qui est délaissé pour faire prospérer leurs structures privées. Il faut mettre fin au double emploi de ce soignants qui ont un pied partout et au dépens du public. De nombreux confrères font preuve de compérages et ne sont accessibles aux patients que dans leurs cliniques où ces malheureux malades sont siphonnés jusqu’à leur dernier sous avant d’être relaxés dans un hôpital public.

Une liberté de langage et de parole basée sur la franchise peut choquer mais peut aussi rendre service. N’est-ce pas ?

Notre liberté de langage ne vise ni une communauté ni un individu. Elle alerte et cherche le respect du sacerdoce médical et du serment d’Hippocrate qui demandent d’humaniser la quête des soins. Je ne saurai admettre l’arnaque du patient ou la compromission de la vie des gens par des confrères ou des soignants qui ne visent que le lucre.

Interview réalisée par Charfadine Al-mardi