En dix ans, le Tchad est devenu un pays pétrolier. Qu’est-ce que cela a changé pour les populations locales et notamment pour celles qui vivent dans la zone pétrolière ? Ces questions sont au cœur de la thèse de l’universitaire tchadien Remadji Hoinathy, « Pétrole et changement social au Tchad, publiée chez Karthala.
Vous avez passé treize mois dans les villages du canton de Béro, dans le sud du Tchad, en pleine zone pétrolière. Après treize mois de recherche, quel est votre constat ? Est-ce que la population a bénéficié dans cette zone de l’exploitation du pétrole ?
Remadji Hoinathy : Je l’explique un peu dans le livre, le pétrole au Tchad est un très vieux rêve. Et à partir des années 1990 il a été construit suivant les mots de la Banque mondiale, d’Esso et du gouvernement tchadien. C’était l’espoir unique, en fait, pour un pays comme le Tchad, d’accéder à des ressources pour enclencher le développement.
Sur le terrain aujourd’hui, donc après dix ans, on se rend compte qu’on est très loin de ce rêve. Et le discours du paysan, c’est un discours désabusé. Les gens sont déçus parce qu’ils se rendent compte que les compensations ne leur ont pas permis de retrouver leur niveau de vie d’avant. Les emplois salariés ont été très limités dans le temps. Parce que quand le chantier est fini, dans la phase de production on n’a plus besoin de main d’œuvre non qualifiée, donc les emplois se sont raréfiés.
Un des acteurs avec lequel j’ai discuté sur le terrain dans un des villages, sur le passage du pipeline – il parlait du pétrole comme d’une «teigne» – m’a dit : quand quelqu’un a une teigne, on peut le soigner, la plaie peut partir ou ne pas partir, mais les traces restent indélébiles. Et c’est ça un peu, la représentation du pétrole qu’ils ont pour la plupart. Donc c’est un rêve qui a été annoncé, mais dont la réalité s’apparente plus à un cauchemar.
Dans les accords qui étaient signés entre la Banque mondiale et le gouvernement tchadien, il y avait quand même un fonds qui avait été créé. 5% des revenus pétroliers devaient servir au développement de la zone pétrolière. Est-ce qu’il y a eu des investissements au moins, sur ce fonds des 5 % ?
Il est difficile de dire que ces 5 % ont été effectivement investis comme il se doit. Parce qu’on peut observer dans des villes comme Doba, etc., qu’il y a quand même des infrastructures qui sont mises en place, notamment des routes. Il y a une université qui est en train d’être construite, une école normale.
Mais dans le canton où j’ai fait ma recherche, sur les 23 villages environ, il n’y a pas de traces effectives des investissements faits sur la base des 5 %. Le constat c’est que les investissements qui ont été réalisés l’ont été pour montrer au public qu’on a fait des choses, donc à des endroits où l’on pouvait voir les choses. Mais là où les besoins sont réels, là où les gens vivent, donc au milieu des puits de pétrole, là où les gens côtoient tous les jours le pétrole et ses méfaits, il y a très peu de traces des investissements pétroliers.
Des effets néfastes de la mise en œuvre de cette exploitation pétrolière. Qu’est-ce que ça veut dire exactement ?
Il y a des villages qui sont pris au cœur de cet entrelacement de pipelines. Et sur le terrain, si l’on considère que ce sont des populations agraires, qui vivent de l’agriculture, la ressource la plus importante c’est la terre. Devant l’obligation de partager l’ensemble des ressources en terre avec les compagnies pétrolières, le premier effet néfaste, c’est la réduction des terres cultivables qui va avec une réduction de la production, donc avec une plus grande vulnérabilité des populations en termes alimentaires, mais aussi en termes de revenus. Et si vous lisez certains rapports d’Esso, on vous dira qu’il y a des paysans qui ont reçu en compensation – en plus de sept ans – des montants comme dix millions de francs CFA. Il y en a d’autres qui ont reçu très peu de choses. Mais le paradoxe, c’est que ces ressources n’ont pas permis de restaurer leur niveau de vie d’avant le pétrole. Et ceci s’explique par le fait que les paysans n’ont pas été préparés à réutiliser l’argent des compensations pour développer des stratégies alternatives de survie, sachant qu’ils perdent les terres. Certaines terres sont définitivement perdues, certaines ont été restaurées et rendues aux populations. Mais les techniques de restauration ne permettent pas de réutiliser ces terres de manière durable.
On imagine que c’est assez compliqué de circuler dans cette zone pétrolière, avec justement les infrastructures dont vous parlez.
La circulation c’est un des problèmes majeurs, parce que le développement du complexe pétrolier est allé avec le développement d’un appareil sécuritaire assez serré. Il y a eu quelques actions de vol autour de certains puits. En retour il y a eu ce que j’appellerais quasiment comme un état d’urgence permanent, qui fait qu’il y a des heures auxquelles les paysans évitent de se retrouver loin de leur village, parce que si on vous retrouve, que vous ayez volé ou bien que vous n’ayez pas volé, vous avez des problèmes. Parfois c’est la prison.
Ces problèmes de circulation, ils les rencontrent sur une plage horaire qui est importante ?
En temps normal, je pense que c’est aux environs de 22 heures qu’il devenait compliqué de circuler. Quand il y a un petit problème de vol autour d’un village, parfois c’est à partir de 18 heures que les paysans n’osaient plus aller au-delà de leur village.
Pourquoi ces populations, dans ces conditions-là, ne s’en vont pas ?
La question c’est : partir où ? Il faut se dire que c’est une des régions les plus peuplées du pays, et l’agriculture au Tchad, c’est de l’agriculture extensive qui a besoin de beaucoup de terres. Négocier un autre terroir, ça c’est difficile à faire. Et quand les gens sont dans un village, ce n’est pas seulement les possessions foncières… On est attaché à sa terre parce que c’est là qu’on a enterré ses ancêtres. Donc il y a un rapport symbolique assez grand. Et malheureusement on n’a pas offert aux populations des stratégies de déplacement et de réinstallation, parce que ça a un grand coût financier et ça a un grand coût social. Donc, j’ai l’impression que sur le terrain on enserre les villages et on installe des infrastructures partout. Le message derrière, c’est de dire aux populations : si vous en avez marre, partez de vous-mêmes et assumez les conséquences.
Source: RFI