Dr Ahmat Yacoub Dabio, président du Centre d’études pour le Développement et la Prévention de l’extrémisme (CEDPE) et expert en gestion des conflits répond aux questions de Tchadinfos sur l’organisation du dialogue national inclusif.

  • Vous avez, lors d’une interview accordée à un média marocain, qualifié d’échec l’organisation du dialogue national inclusif qui se profile à l’horizon. Pourquoi un échec et à quel niveau se situe-t-il ? 

D’abord, je tiens à rappeler que cette observation est faite en tant qu’expert en gestion de conflit et dirigeant d’un centre d’études spécialisé dans la prévention et dans la gestion des conflits. Vous serez d’accord avec moi que ce n’est pas un dénigrement, mais une observation du point de vue d’un professionnel. Vous savez que le conflit au Tchad a traversé six décennies, soit de 1963 à 2022 et nous sommes tous appelés à déployer nos efforts pour en finir avec cette situation d’instabilité chronique qui a détruit le pays dans tous les domaines jusqu’au tissu social. Et voilà le CMT a offert une occasion en or que l’on doit saisir pour léguer à nos enfants, à la jeunesse, un pays en paix. La future génération a droit d’hériter un pays stable, en plein essor socioéconomique, un pays où la tolérance, le dialogue prennent place, en bannissant à jamais la division, la haine et l’injustice. Et si on ne fait pas les choses dans l’art, on risque de rater cette occasion en or qui nous est offerte par un jeune président au pouvoir qui rappelle souvent la nécessité de faire la paix à travers un dialogue inclusif. C’est une chance. L’échec est au niveau organisationnel et il ressort de la déclaration du Premier ministre à la presse. L’organisation n’était pas à la hauteur sinon comment comprendre qu’on découvre – six mois après – que les politico-militaires sont éparpillés un peu partout et que la majorité ne possède pas de document de voyage ! Et surtout, c’est le pays d’accueil, en l’occurrence le Qatar qui a attiré l’attention des autorités sur ces différentes failles! 

  • Le report de trois mois du dialogue national permettra-t-il de mieux l’organiser

Vous constatez comme moi la multitude de structures créées à gauche et à droite, abritant une centaine de personnes dont la plupart tournent en rond. Le report est sage et constitue une chance pour remettre tout à plat et constituer une équipe d’experts.

  • Vous avez proposé de confier l’organisation de ce dialogue à une “institution spécialiste et indépendante’’. Quelles sont ces institutions capables d’organiser un tel évènement ? 

C’est dommage que cette question provienne d’un journaliste censé être informé sur la présence au Tchad d’au moins cinq structures qualifiées en matière de gestion de conflit qui en réalité ne sont même pas associées à l’organisation du dialogue. Il est clair que la création d’un ministère de réconciliation est une initiative salutaire surtout que c’est une personnalité compétente à qui ce poste est confié, mais force est de reconnaître que l’institution reste toujours partie prenante associée au gouvernement en place. A défaut de reconnaître la compétence d’institutions indépendantes nationales, on aurait souhaité la création rapide d’une institution « indépendante » dirigée par un professionnel, à l’instar du Niger où il existe une médiation avec une appellation différente : la Haute autorité à la paix et la stabilité (HAPS) et qui réalise un travail exceptionnel en matière de dialogue et de réconciliation.

  • Y-a-t-il déjà eu des exemples de ce que vous proposez dans le monde ?

Vous m’étonnez ! Pourquoi aimerions-nous copier sur les autres au lieu d’être un modèle permettant aux autres de copier sur nous ? Par le passé, nous avons l’exemple de la Médiature de la République qui a joué pendant une décennie ce rôle, en organisant plusieurs rencontres sans tam-tam ni tambour battant. Elle a réussi à faire revenir à la légalité 15 000 hommes armés et les archives peuvent en témoigner. Je viens de citer aussi le cas de notre voisin le Niger où le dossier du dialogue et de la réconciliation est confié à « la Haute autorité à la paix et la stabilité (HAPS). J’ai assisté en mars dernier à une conférence organisée à Niamey par la HAPS. Il y a aussi l’exemple de la Colombie qui a confié le dossier de FACA à la Casa de la Justicia, une structure spécialisée dans la gestion des conflits communautaires en s’appuyant sur la conciliation et le dialogue. Ces structures sont organisées et regorgent des potentialités humaines professionnelles. 

  • En votre qualité de chercheur et président du Centre d’études pour le développement et la prévention de l’extrémisme (CEDPE), quelle analyse faites-vous de la situation socio-politique au Tchad depuis le décès du président Idriss Deby en avril 2021.

En novembre dernier, le CEDPE a effectué une enquête sur un échantillon de 10 000 personnes, il ressort de cette deuxième enquête que le niveau de l’opinion des participants est assez élevé par rapport à la première enquête effectuée en février 2021 où les participants étaient concentrés sur l’élection présidentielle notamment, les cartes électorales, le vote, la victoire, etc. Le deuxième sondage a montré des participants beaucoup plus détendus avec des attentes qui tournent autour de la paix, la cohésion pacifique, la lutte contre la corruption, le dialogue, la réconciliation… On peut déduire que le train de la paix est bien sur le rail et les quelques dérapages ne doivent pas l’arrêter. Le pays est sur le bon chemin avec des manifestations politiques autorisées qui se déroulent sans effusion de sang, avec une liberté d’expression évolutive, et des débats d’idées qui s’imposent. Certes, l’événement survenu à Abéché ces derniers jours est déplorable, mais il ne faut pas que cela freine le train en marche vers la paix qui va sans doute éviter dans l’avenir la reproduction de tels événements malheureux.

  •  Une question en lien avec l’actualité, comment expliquez-vous la résurgence des coups d’Etat en Afrique ? 

La situation dans le Sahel provient du fait que la lutte engagée depuis une dizaine d’années contre le terrorisme par les forces multinationales est improductive et puis cela a fait naître un sentiment populaire généralisé contre la présence militaire étrangère. Le même peuple qui a chassé par le passé l’armée du pouvoir, applaudit aujourd’hui la prise du pouvoir par l’armée. Cela veut dire que ce peuple est déçu par l’arrogance de la politique africaine de l’Occident qui reste trop allergique aux critiques positives des Africains. Il faut rappeler que contrairement à la Grande-Bretagne, la France n’a jamais eu une stratégie de renforcement de la société civile dans son pré carré. Voilà pourquoi, on se retrouve en Afrique francophone avec une société civile trop faible ou presque inexistante, mais qui entretient un sentiment antifrançais.