S’il est, dans la condition humaine, une vérité dont aucun mensonge, aucune hypocrisie, aucune mauvaise foi ne peut contraindre et obscurcir l’éclat, c’est que nul ne peut impunément brader sa dignité. Car, la dignité humaine, lorsqu’elle est contrariée dans son absolue nature sacrée, renaît toujours en sentiment de révolte, et parfois en émotions violentes.

Il y a de cela quelque temps, dans une sortie pour le moins inattendue, l’ancien premier ministre Joseph Djimrangar Dadnadji a annoncé sa démission du parti au pouvoir. La commune opinion tout comme certains médias, avec un certain relent de bienveillance, ont célébré cette démission comme un acte de bravoure, une décision courageuse. Bien évidement, lorsque l’on a conscience de la castration morale et intellectuelle dont est frappée notre classe politique gouvernante et du panurgisme qui caractérise les plus grands militants du parti au pouvoir, l’on peut être agréablement surpris par cette sortie fracassante de cet homme qui aura été un des fervents porte-étendards de l’idéologie qui nous persécute depuis plus de deux décennies.

Cependant, en prenant les choses sans passion et avec lucidité, cette célèbre démission pose davantage de questions qu’elle n’apporte de réponses.

Tout d’abord, peut-on dire en toute honnêteté intellectuelle que le parti au pouvoir a changé de manière de penser, de faire et de gouverner depuis son accession à la gestion de notre chose publique? Rien n’est moins sûr. Le procédé consistant à amonceler des discours mirobolants captieux, systématiquement contredits par les actes a toujours constitué et continuera de constituer le logiciel idéologique du régime en place. Les Tchadiens continueront par être abreuvés de belles paroles et, dans la réalité, ne cesseront jamais de vivre l’enfer tant et aussi longtemps que ce régime demeurera en place. Comment parvenir à s’expliquer que monsieur notre ancien premier ministre que tant de témoignages présentent comme un homme pointu d’esprit, exigent et rigoureux ait eu besoin de plus de deux décennies pour se rendre à l’évidence du cataclysme que son ancien parti écrit avec tant d’obsession sous nos yeux à tous? Il nous souviendra avec douleur que lors de son passage à la primature, monsieur notre ancien premier ministre aura poussé l’aveuglement et la témérité partisane jusqu’à cautionner un des plus féroces cancers de notre République: la “Géo-politique”. En effet, son gouvernement qui se voulait du renouveau et de l’ajustement global aura été un des plus pléthoriques de l’histoire de notre République, au mépris de nos ressources limitées et d’autres priorités ainsi reléguées au second rang par le train de vie boulimique de nos institutions. Tout cela, pour faire en sorte que chaque région de notre pays soit représentée dans la sphère gouvernante; Dieu merci, nous avions moins de cent régions. N’importe quel homme d’état, n’importe quel esprit lucide peut aisément comprendre que ce que nous appelons pompeusement “Géo-politique” est une bêtise politique absolue; un engrenage stupide à cause duquel les plaies de nos clivages fratricides demeurent à tout jamais béantes; une lèpre en raison de laquelle nous, peuple tchadien, ne deviendrons jamais une nation…

A la lumière de ces questions soulevées, nous sommes en droit de dire que monsieur Joseph Djimrangar Dadnadji, à travers sa démission, n’illustre pas un sursaut de conscience, mais simplement une bouderie d’orgueil. D’ailleurs, il l’affirme avec force dans sa lettre de démission: ce sont les humiliations par lui subies à répétition qui l’auront conduit à prendre cette décision de se retirer du parti au pouvoir. Nous sommes en plein dans le mal dont souffre le peuple tchadien,  c’est-à-dire le mal du nombrilisme de nos élites. Les politiques, les intellectuels, les artistes de notre pays sont hélas des hommes et des femmes sans empathie. Or, c’est cela qui fait de l’Homme un Homme. Quiconque est épris de liberté et jaloux de la dignité humaine ne se révolte pas qu’au gré de ses conforts et de ses inconforts personnels. L’Homme épris de liberté est celui qui s’insurge contre l’injustice même quand lui-même n’en est aucunement une victime directe; l’Homme libertaire et jaloux de la dignité humaine est celui qui, même au cœur d’un confort personnel douillet, peut s’élever avec force contre les violences dont il est pourtant épargné.

Notre société périt, se déshumanise parce que nos petits égoïsmes sont le seul baromètre du bonheur que nous connaissons. Joseph Djimrangar Dadnadji, en démissionnant, ne s’insurge aucunement contre le prétendu monstre que serait brusquement devenu son ancien parti. Il s’insurge contre le fait que ce monstre qui a toujours existé et qu’il aura d’ailleurs contribué à nourrir, ne se contente plus de ne tourmenter que la grande majorité des Tchadiens, mais fasse de lui également sa victime…

Dans un contexte où beaucoup boivent autant d’humiliations personnelles sans jamais rechigner, l’acte posé par l’homme n’est certainement pas anodin; il est peut-être même osé. Mais, de là à y voir un sursaut de conscience, ne nous y hasardons pas. Car,ce sont les hommes et les femmes qui, en plein cœur de leur aisance personnelle, savent s’indigner contre l’inacceptable, qui sont de grandes âmes. En un mot, être épris de liberté et de dignité, c’est, pour emprunter les mots du génie de Jean-Paul Sartre, “avoir mal aux autres”.

Béral Mbaïkoubou, député fédéraliste

Article paru dans N’Djamena Hebdo #1587