Depuis fin juillet 2021, l’ambassadeur Basile Ikouebé est au Tchad. Le diplomate congolais, nommé d’abord comme Chef du Bureau de liaison de l’Union africaine, a dû aussi remplacer le Sénégalais Ibrahima Fall, boudé par les autorités tchadiennes, comme Représentant spécial du président de la commission de l’Union africaine pour le suivi de la transition au Tchad.  Dans cette interview accordée à Tchadinfos, il aborde sans tabou différentes questions notamment la non sanction du Tchad par l’institution panafricaine, l’enquête sur la mort du président Déby, la conduite de la transition, le dialogue à venir, etc.

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Depuis bientôt sept (7) mois, le Tchad est en période de transition consécutive à la mort au combat du président Idriss Déby Itno. En tant que chef de Bureau de liaison de l’Union africaine au Tchad mais surtout Représentant spécial du président de la Commission de l’Union africaine pour le suivi de la transition au Tchad, comment évaluez-vous la marche de cette transition ?

Quand je suis arrivé fin juillet, j’ai été informé que les deux premiers mois de la transition avaient connu une activité intense. Et après, il y a eu une période que certains ont considéré comme un flottement mais en fait c’était la préparation de grandes décisions. Ensuite, il y a eu l’adoption de la feuille de route le 29 juillet. A partir de là, surtout à l’occasion de la fête nationale, je crois que le processus s’est accéléré, avec l’annonce par le président du Conseil militaire de transition de la participation des politico-militaires au dialogue national, la création des deux comités chargés de l’organisation de ce dialogue, la mise en place des institutions qui restaient à installer. Je crois que nous avons connu là une accélération à un rythme soutenu du processus. A telle enseigne que six mois après, on peut dire que cette première étape a été franchie, dans les délais.

Bien sûr, il reste toujours des interrogations, des préoccupations. Les acteurs sont tous engagés, c’est vrai, dans le processus mais il y en a qui estiment que peut-être on peut faire mieux. Ils s’interrogent sur la représentativité des acteurs dans certains organes, sur la transparence du processus et depuis quelques semaines qu’il y a ces pré-dialogues, ils s’interrogent surtout sur la qualité des débats, est-ce qu’on touche les problèmes de fond ? Il y a ces interrogations mais je crois qu’à l’étape actuelle, ce qui est intéressant c’est que des synthèses seront faites, je crois que les organisateurs auront l’intelligence de recueillir tous les éléments susceptibles de satisfaire la plus grande majorité de la population, parce qu’il me semble que les acteurs sont vraiment intéressés, s’il y en a qui hésitent, c’est parce qu’ils s’interrogent sur certaines conditions qui ne sont pas remplies. D’où notre travail à nous, Union africaine, c’est d’abord d’appeler au respect de ce que nous considérons comme les bases essentielles à savoir l’inclusivité, le caractère pacifique du processus, le côté consensuel et sincère du dialogue. Donc une invite aux autorités pour que ces conditions soient réunies, pour qu’on élargisse le plus possible la base de la participation. Et d’autre part, du côté de ceux qui restent réticents une invite à éviter toute forme de politique de la chaise vide. Parce que ça n’a pas toujours été payant, on l’a vu ailleurs.

En fin rien n’est perdu. A l’occasion du dialogue, je crois que les acteurs tchadiens, qu’ils soient politiques ou sociaux, trouveront la meilleure formule pour satisfaire les attentes de la population.

Justement, pensez-vous que cet appel sera entendu ? D’autant plus que contrairement aux autres pays qui sont systématiquement sanctionnés en cas de changement inconstitutionnel à la tête de l’Etat, l’Union africaine a exceptionnellement décidé d’accompagner le Tchad. Ne pensez-vous pas qu’il est dangereux de jouer avec les principes de l’organisation ?

On n’a pas joué avec les principes. Je crois que vous êtes tous conscients ici qu’il s’agit d’une situation inédite, personne ne s’attendait à ce qui s’est produit. Et il y a eu l’émotion, pas seulement à l’étranger mais ici également, je crois que des Tchadiens commençaient déjà à s’organiser même pour quitter le pays, le lendemain n’était pas très certain. Alors il y a eu cette période, je vais dire, d’inquiétude profonde, on dit le Tchad va imploser. Et si le Tchad implose, c’est toute notre barrière de l’architecture africaine de sécurité qui risque de sauter, un verrou important. Alors que s’est-il passé ? On s’est demandé, faut-il revenir aux règles habituelles de dévolution du pouvoir selon les normes constitutionnelles ? Quand on nous explique que cela n’a pas été possible, nous ne pouvions pas, sur place, monter une équipe pour mener des enquêtes pour voir pourquoi le président de l’Assemblée n’a pas pu exercer ses pouvoirs ? Ecoutez, nous sommes dans le feu de l’action et qu’à cela ne tienne, il faut accompagner le processus et remettre le train sur les rails. C’est-à-dire demander qu’il y ait une révision de la Charte au profit d’un gouvernement civil, qu’il y ait des clauses qui permettent la régularisation du processus, à savoir la période de transition qui ne devrait pas être extensible, l’inéligibilité des membres du CMT tel qu’ils l’ont déclaré eux-mêmes. Nous avons donc voulu accompagner, quitte à ce que…On n’a pas tenu les délais, nous attendions la mise en place du CNT depuis longtemps, ça n’a pas été le cas, la charte n’a pas été révisée. Mais justement, il y a l’occasion du dialogue national qui permettra aux Tchadiens eux-mêmes de voir quelle est la meilleur formule pour conduire une transition apaisée, inclusive et consensuelle.

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Nous n’avons pas fait d’exception, nous avons tenu compte du contexte. Parce que pour nous, il ne s’agit pas à proprement parler d’un coup d’Etat monté par les militaires pour prendre le pouvoir. En revanche, on s’est interrogé sur la forme de dévolution du pouvoir. Nous sommes contre tout changement non constitutionnel. Mais dans le cas d’espèce, on n’a pas fait de faveur, on a pris en compte l’urgence de la situation et la réalité du terrain.

Tout de même, est-ce que ce « mauvais départ » n’est pas la cause de la situation que nous vivons actuellement, parce que l’Union africaine a demandé la révision de la charte de transition pour que les membres du CMT ne soient pas candidats à la présidentielle, que la durée de la transition ne dépasse pas les 18 mois ? Jusque-là, toutes ces recommandations ne sont pas prises en compte. N’est-ce pas parce que vous avez fait cette faveur aux autorités de la transition qui se retrouvent ainsi en position de force. La preuve, les autorités ont même refusé d’accréditer l’ambassadeur Ibrahima Fall que vous avez finalement remplacé. Est-ce que ce faux départ ne vous met pas un peu dans une position d’embarras face aux autorités de la transition ?

Ecartons un peu l’hypothèse de Fall qui aurait été…Non ! Il y a eu un malentendu sur les procédures. Je crois que Fall en lui-même n’a pas été contesté. Au départ, il y a eu comme un malentendu sur la procédure. Rien d’autre.

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Nous ne sommes pas dans une position de faiblesse. Nous avons dit, d’abord le dialogue, il est inter tchadien, nous sommes là pour accompagner. Nous ne nous substituons pas aux Tchadiens. Dans cet accompagnement, nous voulons compter sur l’engagement des Tchadiens d’abord. S’ils n’arrivent pas à s’entendre sur des thématiques précises, en ce moment nous jouons notre rôle de facilitateur. Pour l’heure, nous ne sommes pas entrés dans le vif du sujet du dialogue national. Ce que l’Union africaine fait, c’est passer des messages aux uns et aux autres, rappeler nos recommandations. Nous verrons à l’occasion du dialogue comment cela sera perçu et quelle sera la réponse. Mais on n’est pas fragilisé. Nous regrettons seulement les lenteurs administratives de notre part, parce qu’on devrait, depuis longtemps déjà, avoir une équipe ici qui serait chargée du suivi de toutes ces recommandations. Elle arrive bientôt mais nous avons pris du retard.

N’est-ce pas la décision de l’UA de ne pas sanctionner le Tchad qui a encouragé les coups d’Etat au Mali, en Guinée et plus récemment au Soudan ?

Non ! S’il vous plait, on ne réécrit pas l’histoire ainsi. Les coups d’Etat en Afrique ne sont pas nés depuis avril 2021. Le coup d’Etat au Mali a existé avant, on a parlé plutôt de coup d’Etat dans le coup d’Etat. Ce n’est pas la même chose. La situation en Guinée…La Guinée, vous savez combien de coups d’Etat elle a connu ? Ce n’est pas la situation au Tchad qui a déclenché les coups d’Etat. Nous avons un problème de fond, c’est la gouvernance et le respect de nos propres engagements et de nos décisions. Nous avons des politiques communes, des valeurs partagées et nous avons surtout, en ce qui concerne les changements de régime, une Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance qui est souvent bafouée, avec la question que vous connaissez tous des troisièmes mandats. Nous nous interrogeons. Dernièrement, on a eu une retraite des envoyés spéciaux à Nairobi il y a deux semaines et la question s’est posée effectivement du respect de nos normes, des questions de gouvernance et finalement de la politique de prévention des conflits, parce qu’on voit venir, on ne réagit pas avant, on réagit après coup. C’est cela qui constitue la faiblesse. C’est lorsque les signaux deviennent rouges qu’il faut aussitôt réagir. Je crois que ça c’est en discussion.

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Justement face à ces situations, que faut-il faire concrètement? Car souvent les populations vous accusent de ne pas réagir, de laisser les chefs d’Etat tripatouiller les Constitutions pour ces troisièmes mandats et c’est quand un coup d’Etat advient que vous condamnez systématiquement. Comment agir en amont pour prévenir ces situations ?

Vous savez, ce n’est pas toujours facile. Je vois les Etats…Quand vous dites l’Union africaine, on voit la Commission. L’équipe qui est venue ici, c’est vrai il y avait des commissaires mais c’est le Conseil de paix et de sécurité de l’Union africaine qui est venu. Il est formé des Etats, pas des fonctionnaires de la Commission. Alors lorsqu’il y a ces situations embarrassantes en réalité, ce sont les chefs d’Etat qui sont interpellés. Ont-ils le courage de se sanctionner ? De se dire halte ? Il y a la politique de prévention. Vous savez, on parle de la Guinée, je crois savoir quand même qu’il y a eu des chefs d’Etat de la région qui commençaient déjà à s’interroger, à prodiguer des conseils mais ces conseils ont été balayés d’un revers de main. Je crois qu’on est tous interpellé. Que faire ? C’est la prévention. Pas quand on envoie un envoyé spécial ou on fait la médiation ou on installe une opération de maintien de la paix. Ça c’est l’échec déjà. Il faut prévenir.

Pour revenir au cas tchadien, vous vous félicitez de l’avancée de la transition. Mais tout de même, si la plupart des groupes rebelles ont donné leur accord de principe, ils posent des conditions. De même, à l’intérieur, il y a des groupes (Wakit Tamma, Groupe du 1er juin) qui continuent à protester. Comment appréhendez-vous le dialogue national à venir ?

J’ai dit tout à l’heure que la démarche était à encourager, avec les consultations ou pré-dialogues dans les provinces, à l’extérieur en direction de la diaspora, des groupes armés. Je crois que c’est un bon processus, la démarche en elle-même. Ça permet dans un premier temps de recueillir tous les avis et dans le cas des politico-militaires, je crois savoir que des missions ont été dépêchées. Il y a quelques jours, j’ai rencontré le président Goukouni qui est rentré lui-même d’une de ses missions à Doha, d’autres ont été à Paris et ailleurs. Dans l’ensemble, ce qui a été enregistré, c’est un accueil positif de l’initiative. Les principaux groupes se sont engagés à participer au dialogue en posant des conditions bien sûr, nous le savions déjà. Nous avions déjà, en tant qu’Union africaine, discuté de cela avec l’équipe du président Goukouni Weddeye pour dire : il faudrait déjà penser à certaines conditions qui seront posées. C’est ce qui a été fait par les principaux groupes ; ils sont prêts. Je crois qu’ici aussi, du côté du pouvoir, des organisateurs, ils sont conscients que ce sont des problèmes qui devront faire partie du pré-dialogue qui sera convoqué certainement dans les semaines à venir, à l’étranger et ces questions seront abordées. Donc c’est tout à fait légitime que certains s’interrogent, conditionnent leur participation à la satisfaction de certaines questions, certaines revendications, ça me parait sain.

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L’Union africaine a indiqué que la transition ne doit pas dépasser 18 mois. Mais elle n’a pas réussi à contraindre les autorités tchadiennes à réviser la charte qui prévoit une prolongation de 18 mois, même si vous dites que cette question sera discutée au dialogue. Mais que fera l’organisation que vous représentez si jamais la prolongation est actée, parce que jusque-là la charte n’est pas révisée ?

Je ne vais pas me lancer dans les « si ». Je veux me positionner positivement. Je crois que le moment est venu pour les Tchadiens eux-mêmes de considérer que ce qui s’est passé c’est l’abime, qu’il ne faut pas continuer à s’enfoncer. Ça devrait provoquer un sursaut, on ne peut plus ressasser les mêmes recettes, adopter les mêmes postures qui ont conduit à la situation que nous connaissons. Nous faisons confiance au génie des acteurs politiques et sociaux pour qu’ils comprennent que le moment est venu de partir sur une base tout à fait nouvelle, un autre vivre ensemble est possible, ils en sont conscients. Alors je ne vais pas me lancer dans l’hypothèse où on s’aventure à répéter, à ressasser les mêmes recettes qui ont conduit à la situation que l’on connait. Je crois qu’ils sont conscients. Alors si jamais, on répétait les mêmes choses… Nous sommes là pour accompagner. Un dirigeant à Addis-Abeba m’a dit : « Ecoutez : notre posture est celle-ci : s’ils disent, nous allons au paradis, on leur dit : bravo, on y va. Mais s’ils décident d’aller en enfer, bonne chance ! »

Nous parlons certes du présent et du futur mais cette situation est conditionnée par la mort au combat du président Idriss Déby Itno. Une enquête a été évoquée pour faire la lumière sur les conditions de son décès. Où en est-on avec aujourd’hui avec cette enquête ?

Ce n’est pas à moi de répondre. La dernière réunion du Conseil de paix et de sécurité (qui devrait bientôt se réunir sur la transition au Tchad), en date du 3 août, a repris ces recommandations concernant la révision de la charte, l’inéligibilité des membres du CMT, la durée de la transition, et concernant aussi deux rapports : le rapport sur la mort du maréchal et le rapport sur l’incident qui a eu lieu entre le Tchad et la République centrafricaine. Ce sont des rapports que nous attendons. J’en ai discuté avec le gouvernement, un procureur a été saisi, ce sont des questions de justice. Nous rappelons que nous attendons toujours ces rapports.

Interview réalisée par Madjissembaye Ngarndinon et Nesta Yamgoto