Dans l’histoire politique tumultueuse du Tchad, deux noms sont inséparables. Goukouni Weddeye et Hissein Habré, deux frères antagonistes au destin croisé, chacun devenu président de la République du Tchad. Si ce n’est pas le premier qui chasse l’autre, c’est le second qui prend sa revanche sur le premier. Portrait du prince, fils du Derdé, et de l’intellectuel rusé.


Né en 1944 à Zouar, Goukouni Weddeye est le fils de Weddeye Kihidémi, Derdé du Tibesti, chef traditionnel des Toubou. Hissein Habré, lui, est son ainé de deux ans. Il est né en 1942 à Faya-Largeau. Tous les deux ont passé leur enfance au désert auprès des parents éleveurs. Chacun forgera son destin dans un même mouvement politico-armé, le Front de libération nationale du Tchad (FROLINAT). Mais, les divergences de points de vue finiront par prendre le dessus sur leur parcours.


A 18 ans, Goukouni Weddeye était fonctionnaire à la préfecture de Faya Largeau. Sept ans plus tard, le 25 avril 1968, il entre en rébellion en rejoignant le FROLINAT. Trois ans plus tard, en 1971, Hissein Habré entre en scène. Il regagne la rébellion, alors que Goukouni dirigeait déjà la deuxième armée et Abba Sidick la première. Il se posait un problème de leadership au sein du mouvement. L’arrivée de Habré sur la scène est de profiter de ce moment pour se positionner.


Le premier contact entre Goukouni et Habré a eu lieu le 10 octobre 1971. « Hissein Habré est venu à Tripoli le 10 octobre 1971 sur ma demande malgré l’opposition d’Abba Sidick. C’est ma première rencontre avec lui. Nous échangeons cependant des correspondances depuis sa première venue à Tripoli pour rencontrer le Derdé. Car, en octobre 1971, ce n’était pas sa première visite. Hissein cachait à tout le monde le but réel de sa mission. Qu’est-il venu discuter avec le Derdé, c’est un mystère. Je n’ai jamais osé poser la question à mon père, et mon père ne me l’a jamais expliqué », explique dans ses mémoires, le président Goukouni.

Lequel des deux est proche des Libyens ? Les premières divergences apparaissent. Hissein Habré sera expulsé de la Libye, et accueilli par ses compatriotes, notamment, Goukouni qui est à la tête de la deuxième armée du FROLINAT. Après une rencontre, des combattants et cadres originaires du BET (Borkou Ennedi Tibesti) vont créer le CCFAN (conseil de commandement des forces armées du nord) dont Habré sera désigné président, Ali Sougoudou, vice-président et Goukouni reste le chef de la deuxième armée.

La rupture entre les deux hommes

L’amour entre Goukouni et Habré chavire à partir de 1974. Leur vision des choses, de la lutte armée change. Habré propose une prise d’otage des Français ou tout autre Européen pour forcer leurs pays à leurs offrir des armes. Mais, le président Goukouni Weddeye n’est pas favorable à cette idée. « Au cours d’une réunion Hissein a évoqué l’idée de la capture d’étrangers…Je me suis opposé à cette idée, non pour le principe de la prise d’otages, mais parce que c’était un médecin qui sortait pour aller soigner les malades », dit-il.

Goukouni et Habré se séparent. « On a décidé que je partirais au Borkou pour animer la lutte armée. Hissein reste sur place avec les autres cadres pour réorganiser les combattants du Tibesti ». Mais, cette séparation n’est pas encore une rupture définitive. Juste une stratégie temporaire. Goukouni Weddeye sait tout de même comment est née la discorde.

« Notre conflit remonte avant le coup d’état du 13 avril 1975. Mais au fond, il n’y a rien qui puisse justifier ce malentendu. Simplement des suspicions, car Hissein était obsédé par une idée fixe : il pensait que les Toubou mijotaient quelque chose contre lui pour s’allier à la Libye. C’était ça la base de notre divergence. Il (Habré) oubliait que les Toubou cohabitaient avec les libyens avant son arrivée au FROLINAT, qu’ils étaient à la base de la lutte armée au Tibesti », confie le président Weddeye.

La décision de négocier avec le régime à N’Djaména précipitera la rupture entre les deux hommes. « Nous avions choisi de nous réconcilier avec N’Djaména. C’est sur ce point seulement que nous sommes séparés. Il n’y a jamais eu de divergences entre moi et Habré sur le problème d’Aouzou », souligne le président Goukouni Weddeye.
La réconciliation avec le pouvoir de N’Djaména sera en partie la pomme de discorde entre les deux hommes. « Il y a eu des frictions entre moi et Hissein sur de simples questions de personnes. Hissein avait toujours des soupçons sur moi. Hissein pensait que je risquais de basculer comme lui il avait trahi Tombalbaye pour passer du côté du FROLINAT ».

Goukouni et Habré ont des divergences de points de vue sur la conduite de la lutte armée et des stratégies. Mais sur le fond, ils n’ont aucun malentendu. D’ailleurs Goukouni apprécie beaucoup Hissein. « Nous respectons beaucoup Hissein. C’était un cadre, un intellectuel. A travers lui, nous voulions vraiment franchir le pas ». Hissein Habré reste à la tête des FAN et Goukouni devient chef des FAP (forces armées populaires).

Renfort au frère en difficulté

Lui qui était contre la réconciliation avec N’Djaména, finit par signer des accords avec le régime du CSM (Conseil supérieur militaire) dirigé par le président Félix Malloum. Arrivé dans la capitale en 1978, il devient Premier ministre et fini par entrer en guerre avec le gouvernement. Face aux forces régulières, Habré reçoit l’aide des autres combattants dont ceux dirigés par Goukouni. Il s’agit d’un soutien des combattants à leurs frères co-régionaires. Les FAP de Goukouni viennent en aide aux FAN dans une guerre qu’elles n’ont pas provoqué. Les liens de région et de religion ont pris les dessus.

De puissants chefs de guerre

Tous les deux se retrouvent dans la capitale N’Djaména après les événements du 12 février 1979. Aux différents gouvernements d’union nationale formés après la guerre civile des années 1980, Goukouni et Habré ont pris activement part. L’un est ministre de l’Intérieur (Goukouni), l’autre (Habré) ministre de la Défense. Deux postes clés dans la gestion sécuritaire de la capitale. Chacun dispose des combattants armés, positionnés dans différents quartiers à N’Djaména.

Nouveau désaccord, guerre ouverte

Après la démission du président Félix Malloum, Goukouni et Habré deviennent les deux hommes forts de N’Djaména. Au premier GUNT (gouvernement d’union nationale du Tchad), dirigé par Lol Mahamat Choua, c’est eux qui dictaient leur choix. « Habré n’accepterait pas que Goukouni soit président et Goukouni n’accepterait pas que Habré soit à la tête du pays », témoignait le président Lol Mahamat Choua. Pendant sa courte présidence, Lol Mahamat Choua a géré une situation très difficile entre les deux frères antagonistes.

« Pour faire exécuter une décision, j’étais obligé de traiter avec Habré quand il s’agit de son camp, avec Goukouni ainsi de suite. Nous avons travaillé dans des conditions extrêmement difficiles », a reconnu le président Lol. Ces nouvelles divergences seront à l’origine d’une guerre entre les deux fils du désert tchadien, notamment, à partir de mars 1980.

La fuite, puis la revanche

Après neuf mois de combats entre FAN et FAP, Hissein Habré bat en retraite et quitte la capitale N’Djaména avec ses combattants. Le prince, fils du Derdé, Goukouni Weddeye devient président de la République entre 1980-1982. Habré prend sa revanche en revenant à N’Djaména pour renverser le régime dirigé par Goukouni.

Qu’ils soient dans un même camp ou dans deux camps opposés, l’histoire retiendra de deux hommes, Goukouni et Habré, deux personnages clés de la vie politique, et politico-militaire du Tchad. Aujourd’hui, l’un décède loin de sa terre natale, et l’autre, à la tête d’un comité, tentera de réconcilier les fils d’un Tchad qui se cherche depuis plus d’un demi-siècle.