Par Delphine Djiraibe et Bernard Pinaud

Il faudrait être sourd et aveugle pour ne pas prendre la mesure des manquements généralisés aux droits de l’homme du régime d’Idriss Déby, enrôlé par la France dans sa lutte contre le terrorisme.

Monsieur le Président de la République, depuis des années, de nombreuses ONG françaises n’ont eu de cesse de s’inquiéter d’une dérive du régime au Tchad et de questionner le soutien de la France, alors que ce pays souffre de l’accaparement du pouvoir et de son économie par un clan, aujourd’hui plutôt une famille, celle du président Déby. Il faudrait être sourd et aveugle pour ne pas prendre la mesure des manquements généralisés aux droits de l’homme d’une gouvernance politique et économique qui range ce pays parmi les derniers dans les différents classements onusiens (développement, démocratie, gouvernance, droits de l’homme…).

Contrairement aux justifications entendues aujourd’hui sur la lutte contre le terrorisme, la France, depuis des années, a pérennisé une politique de soutien au président Débyen utilisant tantôt des arguments de circonstance («l’opposition est plus néfaste que le pouvoir en place»), tantôt des arguties géopolitiques («un laïc qui s’oppose à l’islam politique comme hier il s’opposait à l’arabisation du Tchad») ou encore en mettant en avant lesdites vertus martiales du chef de l’Etat («lui n’a pas peur et sait faire front, à l’inverse de nombre de ses homologues»).

Ces soutiens en France sont des militaires, des hommes politiques, des diplomates de tous bords, y compris dans la majorité actuelle.

Cette politique se poursuit aujourd’hui sous votre présidence car la France aurait besoin du Tchad. Ses armées combattent au Mali aux côtés des troupes françaises et luttent contre Boko Haram. Mais nous ne pouvons que souligner les incohérences de cette politique: l’opération Barkhane met l’accent sur une action militaire sans jamais définir les conditions politiques de son exercice. Comment réduire le terrorisme qu’on dit prospérer sur la mauvaise gouvernance alors même que l’action militaire française sanctuarise des régimes autoritaires peu enclins à se réformer?

Et le peuple tchadien? Si on peut considérer comme légitimes des positions politiques qui mènent à des alliances discutables, comment comprendre que la France ne s’engage pas aussi à améliorer le statut de ses alliés, à les rendre plus présentables, moins répressifs et plus ouverts puisqu’une victoire contre le terrorisme sera aussi fonction de cette transformation. L’Union européenne finance de nombreux projets d’appui à la société civile pour renforcer la démocratisation de la société tchadienne et l’engagement de ses citoyens pour une meilleure gouvernance. La Suisse aide de son côté à réconcilier société civile et société politique. Plusieurs ONG françaises et internationales, ainsi qu’une multitude d’associations tchadiennes, s’efforcent depuis vingt ans de construire une nouvelle société plus ouverte et citoyenne. Et cela, dans un contexte difficile de grande pauvreté et d’arbitraire sécuritaire et politique presque permanent.

Et que fait la France? Essentiellement de la coopération militaire et sécuritaire. Certes, elle finance aussi des projets de développement, des écoles, elle aide des municipalités, des organisations caritatives… mais rien de bien significatif pour contribuer à construire les soubassements nécessaires à une société plus ouverte, libre et rassemblée… cette (r)évolution citoyenne qu’espère la société tchadienne.

La France soutient depuis trop longtemps ce régime sans y mettre des conditions, se sert du Tchad pour sous-traiter ses opérations dans la région, y forme ses propres militaires… Cette politique d’appui systématique ébranle la société tchadienne tant elle semble interdire toute évolution, toute ouverture et tout élargissement de l’espace démocratique.

Monsieur le Président, nous attendons que la France reconsidère ses engagements au Tchad et soutienne les efforts de la société civile tchadienne pour enraciner la démocratie dans le pays.

Source: http://m.slate.fr/story/101857/et-le-peuple-tchadien-monsieur-le-president