J’ai horreur de traiter des événements à chaud. A la différence du journaliste, l’écrivain a besoin que les eaux troubles se décantent avant de chercher à y voir clair. Mais la tragédie tchadienne se complaît à se répéter, à tourner en boucle. Ainsi, l’autoproclamé Comité Militaire de Transition (C.M.T.) de 2021 ne nous joue, à 46 ans d’intervalle, qu’une marche déjà exécutée par le Conseil Supérieur Militaire (C.S.M.) en 1975. Il n’est que de comparer les portraits de groupe respectifs des acteurs de ces deux coups d’État pour s’en convaincre. Les uns n’étant en terme policier que les copycats des autres, j’ai donc jugé vain d’attendre d’être sorti des tueries en cours avant d’en tirer quelques enseignements.

Afin qu’en dépit de leur prix élevé en vies humaines, les confrontations actuelles fassent un peu sens, il est temps de parler du mal tchadien duquel la plupart des autres dérivent : le mythe du « Tchadien Grand Guerrier », cette affabulation qui prétend qu’au Tchad les bébés naissent quasiment avec une cartouchière comme cordon ombilical.

Cette légende-là n’est pas tombée du ciel. Elle a une date de naissance, une existence riche de vies brisées et, hélas, une carrière qui perdure.

Elle est née le jour même où a été porté sur les fonts baptismaux l’embryon de ce qui allait devenir le Tchad tel que nous le connaissons aujourd’hui. Le 22 avril 1900 en effet, les soldats de l’empereur négrier Rabah Fadlallah, les fameux bazinguers, bardés d’amulettes et dopés au djihad, s’élancent, poitrines offertes vers les mitrailleuses françaises de la colonne Foureau-Lamy qui les déciment. Malgré leur témérité suicidaire, ils seront vaincus et leur chef charismatique, décapité. Mais ils auront fortement impressionné leurs ennemis par leur côté s’en-fout-la-mort. Ceux d’entre eux qui ont survécu seront du reste vite récupérés et intégrés au célèbre corps des tirailleurs sénégalais, fer de lance de la conquête française de l’Afrique.

A partir de ce jalon-là, au gré de l’histoire turbulente de la France du 20ème siècle, la légende va prospérer. Au cours de la Première Guerre mondiale, les tirailleurs originaires du Tchad l’ont irriguée et fortifiée de leur sang. Pendant la Seconde Guerre mondiale, la colonne Leclerc, partie de Fort-Lamy (aujourd’hui N’Djamena) et comprenant essentiellement des autochtones, va écrire des pages qui comptent parmi les plus glorieuses de la victoire sur les nazis.

Cependant, la légende va aussi s’épaissir à l’ombre de divers coups tordus orchestrés par sa marraine hexagonale : répression de l’insurrection malgache (1947), guerre d’Indochine (1946-1954), guerre d’Algérie (1954-1962), guerre du Cameroun (1955-1962) entre autres.

Sur tous ces champs de bataille, des enfants du Tchad se sont sacrifiés pour le meilleur comme pour le pire. Toutefois, les rescapés de ces boucheries en sont revenus la poitrine couverte de décorations et la tête auréolée d’une réputation de soldats « sans peur et sans reproche », genre chevalier Bayard. Ils ont servi la France, la Mère Patrie, mais aussi enrichi de nouvelles prouesses leur propre légende.

L’indépendance du Tchad proclamée le 11 août 1960 n’entamera en rien cette légende du « Tchadien Grand guerrier ». Bien au contraire. Les forces gouvernementales autant que celles qui les contestent les armes à la main s’en réclament et en assument crânement l’héritage.

C’est ainsi que le Tchadien s’est retrouvé enfermé dans un carcan où il apprend dès le berceau qu’il ne peut exceller et s’épanouir que dans un unique domaine : la guerre. Qu’il est né pour ça. Qu’il n’est bon qu’à ça. Qu’il n’a pas d’autre horizon que le viseur d’un fusil. Et il a si bien intégré cette supercherie qu’il ne rêve de carrière que militaire. A sa décharge, la plupart des grands modèles que la presse officielle lui propose sont des généraux qui ont collectionné étoiles, milliards, voitures à 4 roues motrices et concubines … à coups de rezzous TGV.

C’est vrai que la France a contribué à créer et à perpétuer cette légende à travers une armée tchadienne qu’elle a réduite à n’être qu’une troupe de mercenaires recrutés selon des critères claniques. La base militaire qu’elle entretient à Ndjamena veille depuis toujours à assurer la continuité dans le changement. Mais la France a beau jeu de profiter de nos propres faiblesses, de nos propres divisions pour couver ses œufs, conformément à la formule bien connue du général De Gaulle : « Il n’y a pas d’Etats amis, il n’y a que des intérêts ». Seul un Tchad rassemblé et réconcilié avec lui-même dans une Afrique unie saurait répondre efficacement aux défis que lui pose la Françafrique. Or, je doute que notre quinzaine de généraux putschistes, certes surcompétents en matière de rezzous TGV, soient les mieux armés pour conduire le véhicule Tchad jusqu’à cette oasis de paix. Leurs parrains et eux- mêmes seraient bien inspirés de s’amender d’urgence en remettant le volant de la transition à un gouvernement mixte, dirigé par un civil, selon l’ordre constitutionnel préexistant.

Ce n’est qu’ainsi qu’ils peuvent servir le mieux les intérêts supérieurs de la nation. Car ils relèvent d’une armée sans esprit de corps ni discipline, gavée au biberon ethnique, libératrice à l’extérieur et répressive à l’intérieur. Par leur brutalité, ils se sont aliénés depuis longtemps l’adhésion populaire au Tchad et, de ce fait, se sont disqualifiés pour gérer les affaires publiques.

Certaines consciences morales tchadiennes ont cherché à opposer les principes aux soi-disant « réalités de terrain » pour justifier le coup de force des généraux. C’est une dangereuse prime accordée au fait accompli. A mon sens, les principes sont à la fois des filets de sécurité et des garde-fous tant pour un individu que pour une collectivité. Dans l’absolu, chacun doit s’y conformer. Mais dans tous les cas, il ne faudrait pas trop s’en écarter sous peine d’y perdre son âme. A ceux qui pensent le contraire, je me contenterai de rappeler une partie de l’incipit du « Discours sur le colonialisme » d’Aimé Césaire : « Une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde ». Le président Emmanuel Macron en premier, nous gagnerions tous à méditer cette perle due à un immense poète français.

Mais revenons une dernière fois au mythe du « Tchadien Grand Guerrier ».

Les Tchadiens qui ont participé aux grandes guerres de la France étaient sans doute d’authentiques s’en-fout-la-mort qui ne s’en remettaient qu’à leurs grigris ou, parfois, à un peu de tord-boyau pour se donner du cœur au ventre.

Rien de tel pour les soldats gouvernementaux et les rebelles d’aujourd’hui ! Outre les amulettes ancestrales et l’alcool, ceux-ci usent et abusent de drogues avant d’aller au feu. Dans les victoires des uns ou des autres, il faudrait encore déterminer quelle part revient au combattant et quelle part au Général Captagon, cette drogue très prisée par les mercenaires de tout poil. Cela relativise passablement l’intrépidité que nous revendiquons ou qu’on nous attribue.

Aujourd’hui encore, il n’est pas rare que lorsque je me présente comme Tchadien, on me lance du tac au tac « Grand Guerrier ! ». Même si dans certaines bouches cette formule serait plutôt synonyme de « Féroce sauvage ! », je l’ai curieusement prise pour un compliment pendant longtemps. Plus maintenant ! Je suis devenu allergique à cette étiquette et la rejette de toutes mes fibres. Parce que j’estime que nous, Tchadiens, valons mieux que ce rôle mono- tâche, ce rôle de Rambo au rabais ou de zombi sanguinaire auquel on veut nous assigner à perpétuité.

Il est grand temps pour nous de briser ce carcan pour nous réinventer un avenir, pour nous retrouver, pour montrer à nos frères en humanité que nous savons faire d’autres choses que nous entretuer telles des bêtes de brousse. On ne naît pas guerrier, on le devient. C’est donc une question de culture. On en revient toujours à ça.

Nétonon Noël Ndjékéry, Écrivain. Dernier ouvrage paru : « Au petit bonheur la brousse », éditions Hélice Hélas.