En décembre 2014, Moussa Adamou s’est finalement réfugié à Ngouboa, l’une des îles tchadiennes du lac où ont échoué quelques milliers de Nigérians, effrayés par les horreurs de Boko Haram contre les habitants des villages qui refusent de faire allégeance. Les autorités tchadiennes et les agences de l’ONU ayant décidé de déménager ce camp improvisé à Baga Sola, plus sûr, à l’intérieur du pays, à 80 kilomètres du front, Moussa Adamou a été forcé de partir. Avec sa moto. « Vous connaissez le mode d’action de Boko Haram ?, lui demande le policier qui scrute les nouveaux arrivants. Ils attaquent à moto. Il faut vraiment qu’on parle ! »

« Cellules dormantes »

Moussa Adamou, marié à une nigériane, n’a peut-être rien à se reprocher. Mais l’intérêt que la police lui porte en ce vendredi 30 janvier, illustre les angoisses des services de sécurité tchadiens. « Le risque n’est pas d’un engagement frontal de Boko Haram contre le Tchad, ils ne sont pas si fous mais les infiltrations, les cellules dormantes, les attentats, c’est fort possible », estime le général Nanyanan Kossingar. Ce gouverneur de la région du lac Tchad explique : « On retrouve certains groupes ethniques identiques tout autour du lac Tchad. Ici, loin de la capitale, beaucoup de familles regardent surtout vers le Nigeria. Des milliers de Tchadiens ont étudié dans des écoles coraniques, habité et travaillé dans le nord du Nigeria. Il est donc fort probable que certaines personnes aient rejoint Boko Haram. Et ici, sur le territoire tchadien, on sait qu’il y a eu des recrutements », assure-t-il. Les forces de l’ordre sont d’ailleurs aux aguets dans la région.

A dix heures de route de là, à N’Djamena, on prend aussi cette menace très au sérieux. Au-delà des accointances ethniques et des solidarités familiales, c’est la dimension religieuse de Boko Haram qui inquiète. « Boko Haram se dit salafiste, or nous constatons depuis quelques années une montée en puissance des courants wahhabite et salafiste au Tchad, surtout dans les villes. Ça ne fait pas d’eux tous des terroristes mais les extrêmes produisent les extrémistes », s’inquiète Ali Abdel- Rhamane Haggar, recteur de l’université de N’Djamena et ancien responsable de l’union des cadres musulmans. Il évoque les prêches « enflammés » de certains imams, l’appel à la solidarité avec « “nos frères tchétchènes” qui dénote une forme d’internationale du terrorisme ». « Je vois dans mon université de plus en plus d’étudiantes totalement voilées et une montée de l’intolérance. Ça n’existait pas avant », observe-t-il. « La misère qui tutoie des richesses opulentes, la mauvaise gouvernance et le manque d’éducation créent un terreau favorable à une secte qui tient un discours de justice sociale », analyse Zakaria Ousman, spécialiste des questions stratégiques et sécuritaires.

« Lecture intolérante de l’islam »

Cette montée du radicalisme met à rude épreuve la cohésion de la communauté musulmane locale, religion d’environ la moitié des Tchadiens. « Mais alors que l’islam traditionnel était majoritairement lié aux confréries soufies, on estime aujourd’hui que 20 % de la communauté musulmane tchadienne se réclame du salafisme et du wahhabisme importé d’Arabie saoudite, du Soudan et du Qatar », constate Zakaria Ousman. « Le président [Idriss Déby] est arrivé au pouvoir avec des salafistes dans ses bagages. Mais il s’en est ensuite violemment débarrassé. C’est un musulman laïc », raconte un habitué du palais. « Il faut pourtant que l’on se réveille et que les institutions musulmanes réagissent, travaillent contre cette lecture erronée et intolérante de l’islam, sinon Boko Haram va durablement s’implanter chez nous », avertit le docteur Abakar Walar Modou, secrétaire général de l’université du roi Fayçal à N’Djamena et fin connaisseur de la secte.

« Je vois dans mon université de plus en plus d’étudiantes totalement voilées et une montée de l’intolérance. Ça n’existait pas avant », s’inquiète Ali Abdel- Rhamane Haggar, le recteur de l’université de N’Djamena

A ce jour, Boko Haram n’a mené ni commis aucune action violente au Tchad. Moussa Kadam, premier vice-président de l’Assemblée nationale et membre du Mouvement patriotique du salut (MPS), le parti du président Idriss Déby au pouvoir depuis vingt-quatre ans, y voit le résultat du « contre-feu constitué par l’islam traditionnellement tolérant au Tchad et l’efficacité des services de sécurité ». « Nous sommes particulièrement attentifs aux prêches du vendredi et nous avons déployé des forces de police en uniforme et en civils ainsi que des gendarmes supplémentaires dans les quartiers de N’Djamena », confie un officier de police qui dit toutefois « redouter des attentats ».

Pour preuve de cette efficacité, le policier rappelle que dans les jours suivant l’attaque de Baga, début janvier, portant Boko Haram aux portes du Tchad, au moins un millier de sans-papiers, essentiellement nigérians, ont été interpellés à N’Djamena. La mobilisation sécuritaire tchadienne fait d’ailleurs consensus dans le pays.

 

Ainsi, mi-janvier, les députés ont unanimement soutenu une déclaration présidentielle préalable à l’envoi de plusieurs milliers de militaires au Nord-Cameroun et à la frontière nigérienne pour lutter contre Boko Haram. « Il n’empêche, le pouvoir sous-estime le problème. La réponse ne peut pas être uniquement sécuritaire », s’inquiète Pierre Gali Nghotte Gatta, député et l’une des figures de l’opposition qui, souvent seul, depuis plusieurs années tente de sensibiliser son pays à la menace Boko Haram.

« C’est insuffisant de surveiller les prêches du vendredi. La guerre se mène aussi sur Internet, dans certains médias tchadiens en langue arabe », avance Abakar Walar Modou. « Il y a quelques années, se rappelle-t-il, lorsqu’on m’interrogeait sur la possibilité pour Boko Haram de s’implanter ici, je répondais non. Catégoriquement. Plus aujourd’hui. Et peu importe si cela s’appellera alors Boko Haram ou autrement. »

Source: Lemonde.fr