Magistrats, greffiers, avocats et huissiers reprochent à Mahamat Ahmad Alhabo de ne pas travailler pour faire rayonner la justice.
A l’issue d’une assemblée générale, tenue le vendredi 9 septembre 2022, au palais de Justice de N’Djaména, les magistrats sont entrés, une nouvelle fois, en grève pour deux semaines (du 9 au 23 septembre 2022). « (…) L’assemblée a constaté le manque de volonté du gouvernement à satisfaire les différentes revendications des magistrats malgré les instructions données par le président du Conseil militaire de transition », expliquent les deux syndicats des magistrats dans un communiqué de presse conjoint signé le même jour. Les magistrats demandent la revalorisation de leurs salaires, la dotation en arme de poing et la levée de la suspension, par un arrêté du ministre de la Justice, des salaires de leurs collègues pour « abandon de postes ».
Gros salaires pour les magistrats militaires…
Ils étaient entrés en grève pour la première fois le 21 mars 2022 avant de la suspendre, le 8 avril suivant, après avoir rencontré le président du Conseil militaire de transition (CMT), qui a promis donner une suite favorable à leurs revendications. Mais selon eux, après six mois d’attente, rien n’a été fait. Le projet de décret de revalorisation de leurs indemnités, initié depuis le mois avril, tarde à voir le jour. Selon un ex-collaborateur du ministre de la Justice, ce qui a poussé les magistrats à reprendre la grève, « au même moment, ils apprennent qu’un décret fixant les salaires et indemnités des magistrats militaires est pris depuis le 1er aout dernier. Ce décret, qui est immédiatement entré en vigueur, leur accorde le triple des salaires des magistrats civils malgré qu’ils n’ont même pas encore exercé et qu’aucune juridiction militaire n’est encore fonctionnelle », fait observer ce cadre, tout en insistant sur l’anonymat. Pour lui, Mahamat Ahmad Alhabo s’opposerait au fait d’accorder aux magistrats civils les mêmes avantages que ceux de leurs collègues militaires.
Les magistrats reprochent au ministre de la Justice d’avoir illégalement fait suspendre les salaires de leurs collègues pour abandon de postes. « Cette sanction est irrégulière car le garde des Sceaux n’a aucun pouvoir pour prendre une telle sanction contre un magistrat, encore qu’il n’a jamais invité ceux-là à s’expliquer. Certains magistrats étaient menacés à leurs postes et ne pouvaient y retourner sans risquer leurs vies. D’autres encore avaient été autorisés à aller se faire soigner. Pour davantage exprimer leur solidarité avec leurs collègues sanctionnés, des magistrats ont entrepris de cotiser de l’argent pour leur permettre de subvenir aux charges de leurs familles », ajoute notre source.
Une centaine d’armes pour 600 magistrats
Les magistrats reprochent aussi au gouvernement de n’avoir pas tenu sa promesse de doter chaque magistrat d’une arme de poing. « Sur les 600 magistrats en fonction, seulement une centaine a reçu des armes. Nous ne le demandons pas, c’est la loi qui dit que le magistrat doit avoir une arme pour sa sécurité », commente un vieux magistrat, en pleine discussion autour d’une table dans un bistrot de la place. Pour lui, il faut ajouter à ces revendications les conditions exécrables de travail des magistrats. « Aujourd’hui, beaucoup de juridictions, même ici à N’Djaména, manquent de rames de feuille. Le bâtiment abritant le palais de justice de N’Djaména menace de s’écrouler sur nous, mais nous sommes obligés de travailler sous cette menace. Pire, certains magistrats n’ont pas de bureau », regrette-t-il.
Double paralysie des activités judiciaires
Il faut dire que la grève des magistrats a été précédée par celles des greffiers, déclenchée le 9 septembre 2022. Le 8 septembre dernier, ceux-ci, réunis en assemblée générale d’évaluation, ont décidé d’observer une grève sèche et illimitée pour revendiquer la promulgation du décret d’application de la loi n°001 du 15 mars 2022 portant statut du personnel des greffes. Comme les magistrats, ils demandent également la levée de la suspension des salaires de leurs collègues par un arrêté du ministre de la Justice pour abandon de postes. « Le ministre de la Justice a écrit à son collègue des Finances lui demandant de suspendre les salaires des magistrats, des greffiers et des agents pénitentiaires pour motif qu’ils ont abandonné leurs postes. En ce qui concerne les greffiers du SYNAPGREF, nous n’acceptons pas ce que le ministre a fait, parce que c’est un acte illégal. Pour prendre une sanction, il faut respecter la procédure. Le salaire a un caractère alimentaire », avance Ngartebaye Enoch, président du SYNAPGREF, le principal syndicat des greffiers. Selon un greffier bien connu pour son franc-parler, qui dénonce également la dernière affectation des greffiers, qu’il qualifie de fantaisiste, tant que les deux points de revendication ne sont pas satisfaits, les activités judiciaires resteront paralysées.
Les avocats et les huissiers aussi…
Les magistrats et les greffiers ne sont pas les seuls à entretenir des rapports tendus avec le garde des Sceaux. Toujours selon l’ex-collaborateur de Mahamat Ahmad Alhabo cité plus haut, celui-ci et plusieurs avocats se regardent en chiens de faïence à cause des immixtions du ministre de la Justice dans les affaires judiciaires. Il cite, à titre d’illustration, l’affaire ayant opposé un opérateur économique à l’ONG World Vision. Celle-ci avait été lourdement condamnée à payer plus d’un milliard à M. Gody Tary Gassara. Mais le ministre de la Justice s’est publiquement opposé à cette condamnation en invoquant des raisons sociales. « Je ne peux pas accepter qu’on prenne de la caisse de World Vision plus d’un milliard de francs pour donner à un individu. Les comptes de World Vision aident presque des millions de Tchadiens dont les paysans essentiellement en matière scolaire et agricole », a justifié Mahamat Ahmat Alhabo. En réponse, les avocats de l’opérateur économique ont renvoyé le ministre de la Justice à la lecture du Code pénal et lui ont demandé de respecter l’indépendance de la justice.
En plus des avocats, informe la même source, le ministre de la Justice aurait empêché des huissiers de justice d’exécuter des décisions condamnant des sociétés d’Etat. Et souvent, avec menaces de leur retirer leurs fonctions. « Ce qui fait que, au sein des professions judiciaires, le mécontentement s’est généralisé et risque d’exploser », conclut-elle.