Votre journal s’est rapproché de l’un des grands entrepreneurs tchadiens, Amir Adoudou Artine, afin de partager avec nos lecteurs ses expériences entrepreneuriales, son passage dans le gouvernement et son amour pour les animaux.

On ne présente plus Amir Adoudou, on vous connait homme d’affaires, ancien président de la Chambre de commerce, éleveur, passionné des chevaux, homme politique, y a-t-il autre à ajouter ?

Je suis citoyen tchadien ordinaire. Amir Adoudou Artine est un entrepreneur qui a embrassé l’entrepreneuriat depuis sa jeunesse. Nous sommes quand même dans l’entrepreneuriat de père en fils. Je pense que c’est un choix qu’on avait fait. Après les événements de 1979, on a eu à partir en Belgique, où j’ai suivi tous mes cursus du primaire au supérieur. Dès que j’ai fini en 1994, je suis rentré directement au Tchad. En 1995, Je me suis lancé dans la vie active dans une société familiale.

Les jeunes d’aujourd’hui peinent à entreprendre. En votre qualité d’entrepreneur, dites-nous quelles sont les stratégies qu’il faut pour se lancer dans l’entrepreneuriat?

Tout d’abord, il faut qu’on replace les choses dans leurs contextes. On ne peut pas forcer les gens à entreprendre. L’entrepreneuriat, c’est quelque chose qu’on a en nous ou on n’a pas.

Maintenant, à l’instar de nos ainés, je pense qu’aujourd’hui l’entrepreneuriat peut bénéficier d’un savoir-faire. Parce que la plupart des jeunes qui veulent entreprendre ont un cursus universitaire. Donc on peut dire déjà il y a de bonnes graines pour arriver à faire un entrepreneuriat solide et avancé.

Contrairement à la génération passée, celui qui entreprend est celui qui a échoué dans l’étude ou celui qui n’a pas réussi à gagner la Fonction publique. Cette image est en train de changer tout doucement. C’est quelque chose de très positive. On devrait tous encourager les jeunes qui ont une valeur ajoutée à regagner plutôt l’entrepreneuriat que d’aller vers le fonctionnariat.

Cela dit, nous ne jouissons pas d’un très bon environnement pour pouvoir absorber cette jeunesse entrepreneuriale. Nous voyons sur le devant de la scène ces derniers temps que l’entrepreneuriat est très en vogue. Ça me fait peur. Parce qu’on motive les jeunes à aller vers l’entrepreneuriat, mais on n’assainit pas un environnement pour que cet entrepreneuriat puisse éclore et puise valablement se développer.

L’accompagnement de la jeunesse doit véritablement s’écrire dans un assainissement du secteur privé pour que ces jeunes entrepreneurs aient toutes les chances de devenir de grands opérateurs économiques de ce pays. Sans cela on risque de les démotiver. Ils risquent de suivre cette motivation on a créé en eux, mais malheureusement ils vont se perdre au cours de la route.

Et le climat des affaires au Tchad ?

L’entrepreneuriat au Tchad, c’est quelque chose de trop fascinant. Je pars du principe que le Tchad est le pays où tout est permis. Ca veut dire on peut commencer de rien et y arriver. Sauf on a quand même un petit bémol, ce qu’on a de véritables handicaps sur l’environnement des affaires.

Quand je dis véritable handicap sur l’environnement des affaires, ce qu’à ce jour, moi je reste persuadé qu’aucun investisseur de renom ou aucun investisseur sérieux ne viendra investir ici chez nous. Parce que nous avons les problèmes à plusieurs niveaux.

Tout d’abord au niveau des impôts. Tant qu’on n’aura pas assaini ce secteur-là, je pense que c’est un véritable handicap. Ensuite, nous avons la douane. Une douane qui tourne de la manière de la tête de la personne. Ce ne sont pas des éléments de nature à rassurer un opérateur économique. Puisque les gens se renseignent, ils n’ont pas besoin de venir ici au Tchad pour trouver des éléments. Et le troisième point sur lequel il va falloir travailler est la sécurité des biens. C’est quand même la Justice.

Aujourd’hui au niveau du Tchad, quand vous vous faites arnaquer, vous n’aurez que vos yeux pour pleurer. Toutes les actions vous allez entreprendre seront vaines. Non seulement c’est vous qui est pénalisé, mais à tous les niveaux c’est vous qui allez vous faire racketter à tel enseigne qu’en définitif vous vous rendez compte que les gens vont se mettre toujours du côté de la personne qui a escroqué, plutôt que de se mettre du côté de la vérité. Tant qu’on aura cette tendance, tant qu’on aura ce système, je pense que l’entrepreneuriat va avoir du mal à persévérer. Ces genres de choses vont définitivement décourager la jeunesse à se lancer dans l’entrepreneuriat.

Parlez-nous de votre expérience professionnelle, et de votre passage au gouvernement ?

Pour ma part, mon premier contact professionnel au Tchad, c’est un tout peu accouché dans la douleur. Parce que dès que je suis venu, j’ai repris l’entreprise familiale. Dès le départ, on est entré dans un cercle très perturbant. Je dirais parce que l’entrepreneuriat au Tchad, ça ne fait pas de cadeau. Et je me suis retrouvé coup sur coup sur plusieurs problèmes.

La première arme que j’ai dû à affuter c’était la persévérance et le jusqu’au boutisme.  Je pense que ces premiers événements que j’avais rencontrés entre 1996 et 1997 ont forgé ma personnalité pour le reste. Ce qui fait qu’aujourd’hui je peux me considérer comme étant un entrepreneur armé et jusqu’au-boutiste. Quand je m’accroche sur quelque chose je ne lâche pas jusqu’au bout.

Maintenant la vie d’entrepreneur, elle est également une succession d’événements heureux et malheureux et également beaucoup de chances. J’ai eu à créer l’entreprise Geyser en 1998, et en 2000, je me trouvais déjà dans le projet pétrolier. C’est là que je peux dire Geyser est une entreprise très chanceuse. Parce que dès les années 2000 on s’est retrouvé à la tête d’un véritable empire pour l’époque. Parce qu’avoir des camions pétroliers, avoir un rig de forage pétrolier, pour l’époque c’était quand même quelque chose d’assez extraordinaire. Coup sur coup, il est arrivé le projet pétrole.

Geyser a eu le contrat n°001 de l’ère pétrolière. D’une manière un peu fortuite. Parce qu’on avait acheté les équipements de l’ancienne société Parker Darling Campagny qui travaillait sur le site pétrolier. Quand le premier consortium a éclaté, on était des acquéreurs heureux de ces matériels, sans savoir que trois mois plus tard le projet allait démarrer. 

Pour la petite histoire quand le projet avait démarré, il avait plusieurs chefs d’Etat qui devraient arriver, et on avait intimé l’ordre à ce nouveau consortium de démarrer les travaux pendant qu’on allait faire l’inauguration. C’est comme ça que j’ai eu à faire le contrat n° 001. Après le déboire que j’ai eu voilà la chance qui s’est offerte à moi juste deux ans après avoir mon entreprise.

Mon passage au niveau du gouvernement, ça s’est fait sans que je puisse m’attendre à çà. Parce que quand je suis arrivé au gouvernement, on était sur le haut des revenus pétroliers et l’entreprise tournait à plein régime. J’avais une passion, C’était une passion essentiellement pour les animaux. Et cette passion pour les animaux m’ont amené, avec des partenaires locaux, à l’amélioration génétique par l’insémination artificielle. Depuis les années 60, beaucoup ont essayé cette technique, malheureusement ils ne sont pas parvenus, donc finalement l’insémination artificielle et l’amélioration génétique tout simplement étaient abolies par rapport au programme officiel. Et nous, sur une initiative un peu de loisir que professionnelle on a réussi avec Dr Molélé à avoir un taux de réussite de 30%. C’est une première. Et dans les meilleures années on a réussi à 60%. Cela veut dire qu’on a atteint une performance assez louable.

On a eu un passage d’une année durant lesquelles on a eu à faire des initiatives salutaires parce qu’on était en face de pas mal des bailleurs. On a pu initier beaucoup de choses qui, jusqu’aujourd’hui, sont en train de se poursuivre.

Malheureusement, le handicap que j’avais c’était essentiellement au niveau de la relation humaine. On n’arrivait pas à s’entendre avec le personnel du ministère. Je viens du secteur privé, mon objectif c’est le résultat, eux étant des anciens fonctionnaires, ils maitrisent les rouages de leur maison. Juste qu’on a eu le problème d’interprétation et de méthodologie. Voilà en tant que ministre ce qui n’a pas marché. Mais dommage, parce qu’on a des personnes de grandes valeurs, si on avait réussi à passer ce cadre humain, je crois que nous allons faire de grandes choses ensemble.

Dans votre vie active, avez-vous rencontré des difficultés ?

Les difficultés on les garde beaucoup plus, on ne l’intériorise pas. Ce que les gens voient de l’extérieur, c’est peut-être l’aspect positif de l’entrepreneuriat. Mais dans l’entrepreneuriat on est souvent confronté à des éléments très douloureux. Les éléments les plus douloureux que j’ai eu à rencontrer sont au nombre de deux.

Tout d’abord, le premier c’était quand j’ai commencé ma carrière d’entrepreneur. On est connecté sur une société qui faisait des puits et des forages et on avait un taux de mortalité qui était assez élevé. On avait deux, trois ou quatre morts par an. A l’époque on considérait un peu normal que les travaux des puits sont des travaux sur lesquels il y a des dangers en permanence et éboulement ainsi de suite. Et donc ça faisait partie de l’environnement. Moi dans ma conception, c’était inadmissible qu’on puisse travailler dans un secteur où on peut se faire de l’argent, mais de l’autre côté qui cause quand même mort d’homme. Parce que quoiqu’on puisse faire on laisse des orphelins, des veuves et ça pour moi c’est inacceptable. C’est comme ça que j’ai eu mes premiers doutes par rapport même à ce je suis en train de faire. C’est la raison pour laquelle Geyser ne fait plus des puits.

Le deuxième choc que j’ai eu tourne toujours autour de l’entreprise. En 2013-2014, lorsque le bassin pétrolier dans le Salamat a démarré, on a eu à déboucher pas mal de personnes qui avaient des emplois stables ailleurs en faveur de ce site-là. Parce que c’était censé être des sites du siècle à travers Glencore. On était à pique jusqu’à 1200 employés. On a démarré en février 2014, et suite à la chute du baril en janvier 2015, on nous a résilié sept de nos contrats. Quand on a résilié tous ces contrats, il était question de mettre plus de mille personnes au chômage avec toutes les conséquences qu’il y a derrière, sachant que pour beaucoup c’est nous qui sommes allés les chercher. On leur a promis monts et merveilles et voilà on s’est retrouvé devant cette situation. Prendre ce genre de décision, ça a été assez douloureux. Je pense que ça c’est le deuxième élément de ma carrière d’entrepreneur sur lequel jusqu’à présent j’ai un petit remord.

Vous avez occupé la tête de la Chambre de Commerce pour quelques années. Dites-nous pourquoi le commerce tchadien est toujours à l’état embryonnaire ?

J’ai fait cinq ans exactement à la Chambre de commerce. Pendant les cinq années passées, j’ai eu à voyager énormément. J’ai été curieux, j’ai fait l’intérieur du pays et effectué quelques voyages avec le chef de l’Etat. On a rencontré des sommités en la matière d’entrepreneuriat. Quand on revient au pays, quelque part on se rend compte que nous sommes encore en retard.

Aujourd’hui, on se considère comme étant le meilleur et le major. Mais il suffit juste d’aller dans un pays voisin, pour constater le niveau auquel on évolue. On est considéré plus comme des débrouillards, qu’étant véritablement des entrepreneurs.

Dans les années 2000, on avait des opérateurs économiques communément appelés « Toudjar  rase maline ». C’est-à-dire les détenteurs de certains pouvoirs d’achat. A partir de 2003, avec l’avènement du pétrole, on a eu un tout peu l’argent facile. Cet argent facile n’est pas entré dans le circuit approprié. N’importe qui se lance du jour au lendemain et se dit entrepreneur. On a pas vraiment investi dans des biens de production mais plutôt dans des biens de prestige.

Sur les 20 années de 2003 à 2022, l’entrepreneuriat tout simplement est arrêté. Il faudrait vraiment beaucoup d’efforts pour qu’on revienne encore à la véritable valeur entrepreneuriale.

Parlons du Dialogue national inclusif qui se profile à l’horizon. Quelles sont vos impressions ?

Sincèrement dit, on ne comprend pas la prise des positions. Des soutiens en faveur de pour et contre le Conseil militaire de transition, pour le dialogue et contre le dialogue. Je pense quand il y a dialogue, c’est que déjà il y a divergence des points de vue et il faut s’asseoir pour discuter.

Je pars également du principe que le CMT est un organe transitoire qui doit rester équidistant de tous les partenaires. Donc, il n’y a pas à être pour le CMT ou contre le CMT. Etant attendu que le Président du Conseil militaire de transition a le devoir de neutralité pour que le dialogue ait véritablement lieu dans les normes tel que nous connaissons.

Pour nous, personnellement on s’est arrangé à être présent au dialogue. Quand je dis présent, ce n’est pas forcement physiquement. Si je prends part physiquement c’est une bonne chose. C’est quand même un moment de l’histoire tchadienne. L’histoire est en train de s’écrire au présent et nous en sommes les contemporains. Le fait d’assister c’est toujours un plus.

Pour l’instant, on est en train de travailler, d’affuter nos éléments pour que même si on n’a pas la chance de prendre part, au moins notre point de vue soit présenté et va peser dans la balance.

Je constate que s’il y a une chose qui n’est pas respectée aujourd’hui, c’est l’entrepreneuriat qui ne figure nulle part dans ce dialogue. Ça c’est quand même assez dommage, parce que quand on parle des forces vives de la nation, je pense que ce sont les créateurs des richesses et d’emplois. Les pourvoyeurs de toute la vie d’un pays sont incontestablement les entrepreneurs. Je trouve que c’est dommage qu’ils n’ont pas un seul chapitre consacré à eux. Il n’est pas trop tard, il s’il y a lieu, il faudrait rectifier.

En ce moment, les entrepreneurs ont une position assez amère par rapport à tout ce qui se passe. Si on va au dialogue, il faut crever tous les abcès. Et un des abcès qu’il faut crever est cette dualité qui existe entre les entrepreneurs fonctionnaires et les entrepreneurs de couche que nous sommes. Ou on part du principe qu’il y a une fausse concurrence qui est là et qui a tendance à tuer le véritable entrepreneuriat pourvoyeur des richesses et employeur de la jeunesse. Tant que ces abcès ne sont pas crevés, tant que on n’a pas droit au chapitre pour pouvoir s’exprimer qu’est-ce qui nous minent réellement, je pense qu’on aura toujours une fracture entre la politique et les entrepreneurs privés. Je prendrai ce dialogue-là peut- être sous d’autre angle, mais également un angle suivant lequel il va falloir lui trouver une place pour que l’abcès soit crever à ce niveau-là.

Racontez-nous un peu votre amour pour les animaux ?

Personnellement depuis mon jeune âge, j’aimais beaucoup les animaux. D’ailleurs jusqu’à l’âge de neuf ans, j’avais une véritable basse-cour à la maison. J’avais des poulets, des canards, une petite gazelle, des chiens. Cet amour pour les animaux s’est un peu interrompu quand je suis parti en Europe.

Quand je suis revenu j’ai retrouvé cet amour intact. J’ai commencé avec un élevage des bovins et après je suis entré dans l’amélioration des chevaux. J’ai importé plusieurs pur-sang anglais pour pouvoir faire une race tchadienne performante.

Aujourd’hui, j’ai quelques produits dont je suis fier. Je pense que le travail ne s’arrêtera pas là. Je veux transmettre cet amour que j’ai pour les animaux à mes enfants. Ils auront la base sur laquelle ils pourront continuer.

J’ai énormément de la chance avec les animaux, parce que tout ce que j’ai entrepris en matière se multiplie naturellement. Donc je ne sais pas si j’ai la main animale ou c’est les animaux qui me portent chance. Tout le temps, il faut que je sois entouré des animaux.

Pour la petite histoire, j’ai fait venir des canards et des poules ici au niveau de l’entreprise. Parce que j’estime qu’une entreprise où qu’il n y a pas de vie c’est que il n’y a pas d’intérêt. Si c’est juste des machines, des bennes et tous ces engins, s’il n’y a pas de travail on n’a même pas d’intérêt à venir visiter l’entreprise. Mais tant qu’on a un être vivant quelque part, évidemment il faut se soucier de lui même quand il n’y avait pas d’activité réelle on est obligé de passer les voir. Je pars de principe il faut d’abord s’occuper des vivants avant de s’occuper d’autres choses.