Quand il s’est agi de libérer un franco-australien enlevé, tout a été mis en œuvre. Mais lorsqu’il fallait être présent pour sauver la vie de Tchadiens en errance dans le désert, l’État a brillé par son absence. Désormais seuls les intérêts et les retombées d’une action comptent. La solidarité, l’altruisme, la justice ont vécu. Tchad, où est passée ton humanité ?

27 corps retrouvés sans vie. Titre choc. Et pourtant un titre qui n’émeut que très peu de monde au Tchad. Le constat est amer et préfigure de ce que la vie d’un Tchadien vaut désormais. La désinvolture avec laquelle cette histoire a été accueillie est inquiétante sur l’intérêt que la société tchadienne porte à un mort. Des enfants, des femmes errent dans le désert et meurent dans une indifférence qui se prolonge depuis 17 longs mois.

Le 26 juin 2021, un véhicule de transport avec à son bord 27 Tchadiens a quitté le chef-lieu de la région du Bahr-El-Ghazal, Moussoro pour relier la ville de Zouar, dans le Tibesti, à 1 029 kilomètres plus au Nord. Sur ces pistes sauvages qui longent la frontière avec le Niger, seuls quelques chauffeurs aguerris s’aventurent à transporter des personnes dans le cadre d’une activité lucrative. C’était le cas de Mahamat Bachar Wadji, propriétaire d’un pick-up. Deux jours plus tard, plus aucune nouvelle. Le conducteur et ses infortunés passagers ne sont jamais arrivés à destination. Que s’est-il passé ces jours de juin 2021 ? Avarie mécanique ? Sans doute. Ces voyageurs étaient-ils dans une zone sans réseaux GSM ? Fort probable.

Silence radio

Le véhicule qui les transportait a donc été retrouvé ce samedi 10 décembre en plein désert par des militaires en patrouille. Ces disparitions n’avaient créé à l’époque aucun élan de solidarité, aucune opération spéciale de la part des autorités locales et encore moins des autorités nationales. L’armée, présente en nombre dans cette zone, n’a vraisemblablement pas consenti le moindre effort pour aller à la recherche de ces compatriotes en errance. On peut même présager que dans cette partie du pays devait pulluler des militaires…juste 3 mois après les affrontements avec le FACT qui ont coûté la vie à l’ancien Président de la République. Quant au Président de la Transition et son Premier ministre, qui communiquent constamment sur les réseaux sociaux, ils n’ont même pas pris la peine de poster un message en la mémoire de ces 27 morts anonymes lorsque la nouvelle fut connue.

Selon que vous soyez puissant ou misérable

L’opinion tchadienne peut analyser ce problème par tous les bouts, les décès que nous constatons aujourd’hui auraient pu (auraient dû) être évités si les responsables administratifs, politiques et militaires avaient pris leurs responsabilités et donné un minimum de considération à ces pauvres gens. Pour rappel, un cas presque similaire de disparition est survenu il n’y a pas si longtemps. En effet, lorsqu’il s’est agi de retrouver un franco-australien enlevé le 28 octobre 2022, nos autorités ont assuré, torse bombé devant la presse, qu’elles mobilisent « tous les moyens humains et matériels » afin de mettre la main sur les ravisseurs et « retrouver le Franco-australien ». Deux jours plus tard, l’affaire était pliée et la presse internationale a félicité cette prompte réaction des forces de défense et de sécurité. Le Tchad est donc capable de gérer ce genre de situation. Mais encore, il a fallu que cela soit une personne d’une relative importance (aux yeux de nos autorités) pour mobiliser équipements et hommes. Une preuve de plus que pour nos dirigeants, toutes les vies ne se valent pas. Une preuve de plus, si besoin en était, que l’idée même de cet État protecteur a disparu. Que ce rêve républicain de pouvoir compter sur une force neutre, équitable et juste afin de vivre (ou juste d’espérer vivre) est révolu.

L’administration publique et l’armée nationale n’existent plus. Chacune des parcelles qui les composent est dorénavant privatisée par des petits chefs en manque de pouvoir et surtout guidés par l’appât du gain. Ces organisations étatiques ont été supplantées par des formes nouvelles d’égoïsme. Le gouvernement, quant à lui, n’est soumis à aucun contrat de performance, faisant de la sorte que les ministres occupent leurs strapontins pour leur image personnelle et pour servir. Tout est donc question de retombées médiatiques et d’intérêt personnel quelconque.

Dans cette configuration qui prône le chacun pour soi, point de salut pour le Tchadien anonyme, qu’il soit tombé dans un puits, victime d’une arme à feu ou mourant à petit feu dans un carré de désert, il ne trouvera pas une main officielle pour le tirer de son trou, le soigner de ses blessures ou étancher sa soif. Notre humanité a foutu le camp.

Et c’est justement cette humanité qui nous sépare de l’animalité, disait grosso modo René Descartes. Mais lorsque l’être humain (qui est un animal comme les autres) ne place plus cette humanité au centre de sa réflexion et de ses actions, il retombe au stade d’animal.

Chérif Adoudou Artine