Des chercheurs des universités de Columbia et d’Oxford (Etats-Unis) battent en brèche les narratifs selon lesquels la Chine piège l’Afrique dans la dette. Chiffres à l’appui, ils démontrent que les créanciers privés occidentaux sont le principal moteur de l’accumulation des stocks de dettes sur le continent depuis 2004.

C’est une étude qui risque de déplaire fortement au chancelier allemand, Olaf Scholz, qui a de nouveau alerté, le 27 mai dernier, sur le « piège de la dette » chinoise en Afrique, allant jusqu’à affirmer que la « générosité » de Pékin envers le continent risque de provoquer une crise financière mondiale. D’autant plus qu’elle a été réalisée par deux chercheurs occidentaux : Nicolas Lippolis, du département politique & relations internationales de l’Université d’Oxford, et Harry Verhoeven, du Centre d’étude de la politique énergétique mondiale à l’Université de Columbia. 

Intitulée « Politique par défaut : la Chine et la gouvernance mondiale de la dette africaine » (Politics by Default: China and the Global Governance of African Debt), cette étude publiée fin mai dernier déconstruit le mythe largement véhiculé par les médias et les dirigeants occidentaux selon lequel l’empire du Milieu  utilise le « piège de la dette » pour exercer une influence sur ses partenaires africains, voire pour les obliger à céder le contrôle de certains actifs précieux lorsqu’ils ne peuvent plus rembourser.

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« Si la Chine est le premier créancier bilatéral du continent, la majeure partie de la dette des pays africains est détenue par des créanciers privés occidentaux », soulignent d’emblée les chercheurs.

L’étude qui se base sur des estimations confidentielles de plusieurs institutions financières internationales et sur des données publiquement accessibles révèle que les dettes (non encore remboursées) des Etats africains envers la Chine s’élevaient à environ 78 milliards de dollars à fin 2019. Cela représente environ 8 % de la dette totale du continent, soit 954 milliards de dollars, et 18 % de la dette extérieure de l’Afrique.

Selon les chercheurs, environ la moitié de la dette publique de l’Afrique était émise au niveau national, et l’autre moitié était due à des acteurs extérieurs.

Les détenteurs d’euro-obligations tiennent le haut du pavé

Sur la dette extérieure, un tiers était dû à des partenaires officiels bilatéraux, un tiers à des institutions financières internationales (FMI, Banque mondiale, BAD etc.), et un tiers sous forme d’euro-obligations libellées dans une devise autre que celle de l’Etat émetteur.

Selon les données confidentielles des institutions financières internationales, environ la moitié de la dette bilatérale était due à la Chine. Ces estimations sont largement étayées par les statistiques de la Banque mondiale sur la dette internationale accessibles au grand public, qui montrent que le continent africain a une dette extérieure d’environ 427 milliards de dollars. Ces mêmes statistiques montrent que les stocks de dettes africaines détenus par la Chine représentent près de 50% de l’encours de la dette bilatérale du continent.

Le Global Development Policy Center de l’Université de Boston et la China Africa Research Initiative de l’Université Johns Hopkins estiment quant à eux que Pékin a prêté environ 150 milliards de dollars aux pays africains depuis l’an 2000, principalement par l’intermédiaire de la China Eximbank (60 %) et de la China Development Bank (25 %). Ce qui suggère qu’environ 75 milliards de dollars ont déjà été remboursés. « Il s’agit d’un montant considérable, mais pas assez important pour être considéré comme le principal moteur de l’accumulation des stocks de dettes en Afrique, depuis 2004-2005 », souligne l’étude.

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Nicolas Lippolis et Harry Verhoeven précisent en outre, que les prêts chinois sont fortement concentrés dans cinq pays africains : l’Angola, l’Ethiopie, le Kenya, le Nigeria et la Zambie.

« L’augmentation de la dette africaine due aux prêts chinois est dérisoire par rapport au fardeau de la dette créé par les créanciers privés occidentaux au cours de la dernière décennie. Ce qui empêche les dirigeants africains de dormir, ce n’est pas le piège de la dette chinoise, mais les caprices du marché obligataire », concluent-ils.

Des créanciers privés peu enclins à abandonner leur dette

L’étude souligne aussi que les narratifs selon lesquels la Chine piège les pays africains dans la dette sont le résultat d’une « rivalité stratégique et idéologique » entre la Chine et les Etats-Unis plutôt qu’un reflet des réalités ou des perspectives africaines.

« Tous les efforts en matière d’allègement ou d’abandon de la dette de l’Afrique sont demandés aux créanciers officiels. Ce qui constitue un ciblage très clair de la Chine. Nous pensons que cela relève davantage d’une compétition pour le pouvoir et l’influence entre les Etats-Unis et la Chine plutôt que d’un engagement à fournir ce dont les Etats africains ont réellement besoin », a déclaré Harry Verhoeven.

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Les chercheurs notent par ailleurs que les discussions sur l’allègement de la dette ou, du moins, l’étalement des remboursements des dettes des pays les plus fragiles patinent, notamment à cause du poids croissant des créanciers privés, comme les fonds d’investissement, les banques commerciales, les fonds spéculatifs, voire les géants des matières premières, à l’instar de Glencore qui détient plus du quart de la dette du Tchad.

Pour donner aux pays pauvres le temps de faire face aux ravages de la covid-19, les pays membres du G20, le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale se sont accordés sur une initiative de suspension du service de la dette (DSSI). Une quarantaine de pays éligibles ont ainsi pu garder dans leurs caisses 12,9 milliards de dollars. Mais cette initiative a pris fin le 31 décembre 2021.

Les pays surendettés ont été ensuite invités à demander un réaménagement des remboursements. Trois pays l’ont fait : le Tchad, l’Ethiopie et la Zambie. Mais aucune de ces négociations n’a abouti.

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Les pays du G20 ont d’autre part élaboré un « cadre commun pour les traitements de la dette au-delà de l’ISSD » qui prévoit un engagement à « plus de transparence » et à une « comparabilité de traitement », c’est-à-dire que tous les créanciers, publics et privés, doivent accepter de faire un effort équivalent. Mais rien n’oblige les créanciers privés qui sont les moins enclins à abandonner leurs dettes, à s’y rallier. Ces acteurs privés attendent d’ailleurs opportunément qu’une part de la dette publique soit annulée, de façon que les marges de manœuvre budgétaires ainsi dégagées leur permettent d’être remboursés. 

« Contrairement aux narratifs sur le piège de la dette tendu par la Chine à l’Afrique, si une vague de défauts de paiement des Etats africains se matérialise dans un avenir proche, comme le craignent les responsables des institutions financières internationales depuis au moins 2015, elle sera davantage le résultat des manœuvres et de l’intransigeance du secteur privé que de manigances chinoises », résume l’étude.

Source : Agence Ecofin