Une journée après l’échec de la convocation par la justice du leader des Transformateurs et la répression qui s’en est suivie, c’est l’heure de situer les responsabilités.  

Tôt le matin du vendredi 9 septembre 2022, une partie des quartiers Chagoua et Habbena dans le 7e arrondissement était quadrillée par les forces de l’ordre durant plusieurs heures. Celles-ci étaient déployées pour disperser un rassemblement des militants du parti Les Transformateurs, sortis massivement, en dépit d’une matinée un peu fraiche et pluvieuse, pour accompagner le leader de leur parti au palais de justice de N’Djaména.

Lire aussi : Tchad : Dr Succès Masra convoqué par le parquet de N’Djamena

Succès Masra devait s’y rendre pour répondre à une convocation du procureur de la République près le tribunal de grande instance de N’Djaména, qu’il avait reçue la veille. Après avoir annoncé sur sa page Facebook qu’il était sur le point d’y aller « en marchant et chantant », ses soutiens ne se sont pas comptés pour l’accompagner. En un battement de cils, le siège du parti (où réside Succès Masra) et ses alentours ont été envahis par une foule de sympathisants. Succès Masra se tenant debout par le toit de sa voiture et au milieu, c’est en chantant et brandissant le drapeau national que les Transformateurs ont entrepris le déplacement du palais de justice.

Lire aussi : Masra Succès n’arrive finalement pas au parquet

Vite, le déplacement collectif se transforme en une importante marche politique, que les autorités n’ont pas vue venir. Bus de transport, voitures, motocyclettes, piétons, etc. ; tous les usagers de la voie publique qui passent se mettent de côté pour laisser l’immense foule faire chemin vers le palais de justice, situé au quartier Ndjari dans le 8e arrondissement. Ayant compris tardivement que l’opposant a saisi la perche tendue par le procureur pour organiser une grosse manifestation, les autorités chargées de la sécurité se rattrapent en ordonnant aux forces de l’ordre de disperser la foule. Mais l’opération n’est pas aisée. La foule est tenace ; il pleuvine aussi.

Il a fallu tirer abondamment le gaz lacrymogène pour arriver à bout des manifestants. Retranché à l’intérieur du siège de son parti, entouré de quelques lieutenants et asphyxié par le gaz lacrymogène, Succès Masra appelle « à l’aide » via un vocal WhatsApp pour demander que les forces de l’ordre cessent de les étouffer. L’appel est écouté. Les images relayées sur les réseaux sociaux par le parti et ses militants font état de bris et de perforations des vitres de l’immeuble des Transformateurs par les tirs et de plusieurs blessés, couchés à même le sol ou transportés à tour de bras par des jeunes vers les lieux de soins. D’importantes douilles vides collectées sur les lieux sont également exhibées à travers les réseaux sociaux comme preuve de cette répression.

Lire aussi : Convocation de Dr Succès Masra: le groupe de religieux et aînés réagit

Si Succès Masra ne connaissait jusque-là pas ce que la justice lui reproche, au palais de justice, une armada d’avocat était constituée et attendait pour assurer sa défense. De leur côté, fidèle à leur réputation de colporteurs acharnés de fake news, les réseaux sociaux ne rechignent aucune fausse rumeur sur les raisons de cette convocation. Goguenards, certains internautes parlent de « la marche du procureur » et remercient celui-ci d’avoir permis aux Transformateurs de gagner en visibilité et en sympathie.

Acculés et accusés d’avoir traité la désormais affaire Succès Masra avec légèreté, le garde des Sceaux et le procureur sont obligés de se relayer devant la presse pour expliquer le mobile de cette convocation ayant mal tourné. Mahamat Ahmad Alhabo d’indiquer que « le 4 aout 2022, le président du parti Les Transformateurs a fait une déclaration dans laquelle des propos ont été tenus. Le procureur était instruit pour écouter et clarifier le sens de ces propos et d’en décider, soit classer sans suite l’affaire, soit l’envoyer vers un officier de police judiciaire et dresser le procès-verbal. Le président des Transformateurs a plutôt préféré mobiliser ses partenaires pour organiser une manifestation non autorisée. Les éléments des forces de l’ordre et de sécurité ont procédé à la dispersion de cette manifestation. ». Le procureur, Moussa Djibrine Wade, justifie que « des faits pénaux » ont été portés à sa connaissance et qu’il « a estimé nécessaire de convoquer M. Succès Masra à l’effet de l’écouter sur ses effets et d’en aviser » ; mais que, « ce dernier, au lieu de tout simplement déférer à la convocation, a préféré plutôt mobiliser ses militants pour faire entrave à l’action de la justice… »

Après que cette convocation a entrainé une répression ayant suscité des réactions au-delà des frontières, il fallait situer les responsabilités. C’est la responsabilité du gouvernement, a pointé du doigt le Mouvement patriotique du Salut (MPS), le parti du défunt Maréchal, qui par la voix de son porte-parole, Jean Bernard Padaré, a qualifié la convocation de Succès Masra par le procureur d’ « inopportune » et de « contreproductive » avant de l’inviter « à plus de sagesse et de retenue en cette période cruciale où les Tchadiens de tous les horizons se retrouvent pour jeter les bases de la refondation de notre pays ».

L’opinion, qui a suivi de bout en bout le déroulement de cette affaire, aura également noté que l’échec de la poursuite judiciaire du jeune opposant aura été rapidement et subrepticement utilisé pour opposer deux leaders politiques du sud entre eux. Car alors que la dispersion de la manifestation était encore en cours, un journal international boucle et publie vite fait un article dans lequel il accuse le Premier ministre, Pahimi Padacké Albert, originaire du sud comme Succès Masra, d’en tirer les ficelles pour empêcher ce dernier de se présenter à la prochaine élection présidentielle. Si des médias nationaux et autres internautes ont relayé cet article sans profondeur et non basé sur des éléments fiables et objectifs, beaucoup d’observateurs n’ont pas tardé à y relever un travestissement des faits dans le but intéressé de diviser le bloc sud. Pour eux, dans cette affaire, Pahimi Padacké Albert n’est rien d’autre qu’un bouc émissaire dont on se sert pour divertir l’opinion. Après tout, il revenait au procureur d’apprécier, en toute intelligence et toute objectivité, lui qui est un magistrat pétri d’expérience, l’opportunité de déclencher cette poursuite en tenant compte du contexte et de la personnalité de Succès Masra. Ce qu’il a manqué de faire en sa qualité de protecteur de l’ordre social.