Le trafic de drogues joue un rôle clé dans la crise au Mali. Et il ne concerne pas que les « narcoterroristes », comme on surnomme désormais les islamistes armés au Sahel. Le haschich et la cocaïne ont irrigué bien au-delà de ces mouvements, suscitant des complicités et des passerelles inattendues…

C’était il y a quelques semaines dans un reportage de l’émission Envoyé spécial, sur la chaîne de télévision française France 2. Un jeune homme amputé d’une main par des extrémistes islamistes pour vol à Gao, dans le nord du Mali, décrivait son calvaire. Au détour de son récit, il précisait notamment comment ses bourreaux l’avaient anesthésié avec de la cocaïne avant de lui faire subir ce châtiment odieux.

Officiellement, ce sont des islamistes purs et durs, rejetant logiquement les drogues comme « haram » (péché), qui combattent au nord du Mali. Or, on sait depuis déjà longtemps que certains hauts responsables de ces mouvements armés sont impliqués dans des trafics en tout genre auxquels ils se livrent ou contribuent par une offre de logistique depuis des années (cigarettes, haschich et, plus récemment, cocaïne).

Au mois de septembre, plusieurs sources nous ont signalé l’interception par des combattants du MNLA (Mouvement national pour la libération de l’Azawad) d’un convoi de voitures tout terrain du MUJAO (Mouvement pour l’unicité du Jihad en Afrique de l’Ouest) transportant de la cocaïne. Difficile à vérifier. Mais d’après nos informateurs, certains responsables ou personnalités proches du MUJAO sont intimement liés au trafic de drogue au Mali.

Une « vieille » histoire?

Le fait que la cocaïne transite par cette zone, en provenance d’Amérique latine, pour rejoindre les rivages de la Méditerranée, ne date pas de la partition du Mali, en avril 2012. Dès 2007, lors d’une enquête à Bamako, nous avions constaté que ce pays était devenu une plaque tournante de la cocaïne, arrivant de Colombie, notamment via la Guinée-Conakry, avant de repartir vers l‘Europe. Mais nous étions loin d’imaginer l’ampleur du phénomène. C’est la découverte, en novembre 2009, d’un Boeing 727-200 ayant transporté plusieurs tonnes de poudre blanche qui l’a révélé au grand jour. Cette affaire a aussi démontré les complicités qui existaient à Bamako dans certains cercles du pouvoir, de l’armée et de la douane. En janvier 2012, Mohamed Ould Awaïnatt, un riche homme d’affaires de Tombouctou nord soupçonné d’être impliqué dans le trafic et incarcéré dans l’affaire « Air Cocaïne », avait été libéré. L’ordre venait du pouvoir de l’ex-président Amadou Toumani Touré, qui comptait sur Ould Awaïnatt pour lever des milices chargées de contenir l’avancée des rebelles du MNLA et leurs alliés. L’homme aurait depuis rejoint le MUJAO. Entre-temps, Miguel Angel Devesa, un ancien policier espagnol ayant joué un rôle central dans l’affaire de l’avion, a lui aussi été libéré, ainsi que la plupart des autres personnes incarcérées dans cette affaire.

Selon un document confidentiel circulant dans les milieux diplomatiques et que nous avons pu consulter, d’autres personnalités importantes de la tribu lamahr à laquelle appartient Ould Awaïnatt sont mêlés à ce trafic. D’après ce document, un ancien ministre de l’ex-président ATT lié au MUJAO et au blanchiment d’argent du crime organisé a vécu un temps réfugié à Dakar. Les « barons » liés à cette mouvance auraient corrompu une bonne partie de la machine sécuritaire grâce à la complicité « d’un commandant des douanes introduit auprès des chancelleries occidentales ».

AQMI et la drogue

Les soupçons quant au rôle joué par des combattants d’AQMI dans l’escorte de convois de cocaïne ont également été évoqués à plusieurs reprises avant la crise actuelle. Le document confidentiel que nous avons pu consulter évoque, par exemple, des liens entre la Katiba d’Abou Zeid, à l’époque principal chef d’Aqmi au nord, et un groupe de narcotrafiquants d’origine berabich de la zone de Tombouctou. Un groupe communément appelé localement « les Colombiens ». Chacun de ses « barons » aurait, indique le document, constitué une équipe d’hommes armés pour assurer l’acheminement sécurisé de cargaisons de drogue.

Autre exemple cité: la katiba de Amhada Ag Mama, alias Abdou Karim Targui, qui a rejoint un temps Iyad Ag Ghali du mouvement Ansar Eddine, avec des touaregs et des arabes maliens. Ils auraient été en partie financés par des trafiquants de drogue. La plupart des barons de la drogue de Kidal, à l’extrême nord du Mali, résideraient en Algérie où ils ont bénéficié de l’Amnistie accordée aux repentis des groupes djihadistes, indique le document confidentiel.

Ces groupes étaient renforcés par des « bandits d’origine kounta qui assurent l’escorte des convois de drogue ou d’armes » et imposaient des droits de péage partagés avec Aqmi et Ansar Eddine. En d’autres termes, comme on peut le lire dans le document confidentiel, « ces factions fonctionnent essentiellement grâce à l’argent des rançons et au trafic de drogue ».

Du haschich à la cocaïne

Ce développement du trafic de haschich marocain et de cocaïne colombienne a été facilité par celui, préalable, du trafic de cigarettes et de migrants dans la région. « Cela a érodé le système douanier en raison de la corruption et de la collusion entre les contrebandiers et des officiels », écrit Wolfram Lacher, auteur d’une passionnante étude publiée en septembre 2012 par la fondation Carnegie (Organized Crime and Conflict in The Sahel Sahara Region, Carnegie Endowment for International Peace).

« Deux flux se sont développés rapidement. Depuis 2005, environ, celui de la cocaïne sud-américaine vers l’Europe, notamment à travers la Lybie et l’Egypte; celui de la résine de cannabis marocaine vers la Libye, l’Egypte et la péninsule arabique, détaille-t-il. Cette croissance s’explique par la hausse de la demande en Europe et au Machrek, de même que par le renforcement des contrôles le long de la frontière algéro-marocaine, le long des côtes de l’Espagne et des îles Canaries, ainsi que dans les aéroports européens, qui ont fait des routes traversant la région peu contrôlée du Sahel une zone attractive pour les trafiquants ». Selon lui, le commerce du cannabis est dominé dans la région par des Marocains, des Sahraouis et des Mauritaniens, de même que des officiers de l’armée algérienne, jusqu‘à ce qu’il arrive au nord du Mali. A travers le Mali et le Niger, poursuit-il, le haschich est transporté essentiellement par des réseaux arabes maliens ayant des liens tribaux ou familiaux en Mauritanie et au Niger. Dans certains cas, des trafiquants sahraouis ayant des liens étroits avec le Polisario transporteraient de la cocaïne durant leur voyage retour du Mali. Le haschich et la cocaïne sont, selon cet expert, ensuite réexportés du Mali par la Libye et l’Algérie vers l’Europe à travers les Balkans ou transportés vers l’Egypte et Israël. Une autre route passe par le Tchad et le Soudan vers la péninsule arabique.

Selon cet expert, des complicités existent certes au Mali, mais également dans d’autres pays de la région. « En Mauritanie, les dernières années du régime du président Maaouya Ould Sid’Ahmed Taya (1984-2005) ont vu l’implication à un haut niveau de responsables sécuritaires et d’hommes d’affaires, souligne-t-il. Mais le nouveau président Mohamed Ould Abdel Aziz suscite la perplexité. Certains incidents ont attiré l’attention, notamment la décision du président de réduire les peines de prison de cinq personnes condamnées pour trafic de cocaïne en février 2011 et la décision inexplicable de la Cour d’appel de Nouakchott de libérer 30 trafiquants condamnés en juillet 2011. » Même soupçon sur le Niger. Pour l’auteur de l’étude: « Le fait que les saisies de cargaisons d’armes et de drogue sont rares dans le nord du Niger, qui est un point majeur de transit, ne peut être expliqué seulement par le manque de moyens des forces nigériennes de sécurité. Au moins dans certains cas, le gouvernement a fermé les yeux sur le trafic d’armes et de drogue pour préserver la stabilité dans le nord ».

Aux dernières nouvelles, confie un ancien diplomate et expert de la sécurité au Sahel sous couvert d’anonymat, le trafic et les affaires liant des officiels aux organisations criminelles continuent dans la région. Et cet expert de rappeler que les « narcoterroristes » ne sont qu’un des maillons d’une immense toile. Avec l’intervention militaire française et ouest-africaine, ces filières sont forcément perturbées, probablement détournées. Mais, jusqu’ici, aucune personnalité clé liée au trafic n’a été arrêtée.

Source et Photo  : RFI